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Questions qui tuent

Par : Anne-Caroline Paucot 30 mai 2019 no comments

Questions qui tuent

Sarah et Nolwy attendent deux bébés.

Désirant que leurs trésors se déplacent en Autonolib
baby, elles remplissent un questionnaire qui détermine
le fonctionnement de l’engin en cas d’imprévu.

– Sarah, j’ai contacté Autonolib baby… Sarah… Sarah, tu m’entends ?

Sarah est absorbée dans la contemplation de son futur bébé. Pour le porter, elle a choisi Réva, une mère porteuse solidaire. Le projet de cette Indienne l’a séduite. Avec la somme donnée par Sarah, la famille de Réva va construire un système d’irrigation. En plus, Réva proposait la grossesse connectée. Grâce à la pilule-caméra implantée dans l’utérus de la mère, Sarah peut suivre en direct tous les mouvements du fœtus.
– Sarah, il faut vraiment qu’on prenne l’abonnement à Autonolib baby, reprend Nolwy.
– Excuse-moi. La petite est craquante avec ses petits points serrés. Ce sera une révolutionnaire !
– Peut-être, dit Nolwy en envoyant un regard tendre à sa copine. Dans les Autonolib baby, il y a plusieurs places pour les bébés. On n’aura donc besoin d’en commander qu’un seul pour les trajets de nos trésors jusqu’à la crèche.

Comme sa compagne, Nolwy est dans l’attente d’un bébé. Dans un mois, le couple deviendra une famille de quatre personnes. Les deux jeunes femmes sont aussi impatientes qu’inquiètes.
– J’ai entendu dire que s’abonner à Autonolib prend un peu le chou, dit Sarah.
– Tu veux rire, réplique Nolwy. Julie est abonnée. Quand elle veut se déplacer, elle commande une Gymcar ou une Workcar qui arrive en bas de chez elle dans les cinq minutes. Elle monte dans la voiture, fait sa gym ou bosse et elle est arrivée.
– C’est prendre l’abonnement qui est compliqué. Il faut remplir un questionnaire qui définit le prix de l’abonnement, dit Sarah.
– Elle ne m’en a pas parlé. J’imagine que c’est son père qui va payer la facture.

Sarah jette un regard sur son futur bébé pour ne pas faire de remarque. Nolwy est aussi une fille à papa. Son géniteur lui a offert le must du moment en matière de grossesse : la couveuse autoportée reliée. Le bébé grandit dans une couveuse collée au ventre de la mère. Il est alimenté par elle. Mais le dispositif est indépendant. Si un soir, la mère est fatiguée de porter le poids de son futur enfant, elle peut le laisser en autonomie.

– Tant qu’à faire, on le remplit de suite, ajoute Nolwy en affichant le contrat sur la table du salon. Il faut définir comment la voiture autonome devra se comporter en cas d’imprévu.
– Ne me dis pas que l’on doit déterminer comment la voiture autonome va réagir quand nos deux bébés seront dans la voiture… Je ne veux pas répondre… C’est horrible.

Nolwy prend la main de sa compagne pour la rassurer. Sarah est une phobique des technologies. Elle a toujours l’impression que le grand tout technologique va la réduire en poussière. Bizarrement, lorsqu’elle observe les mouvements de son bébé dans le ventre d’une femme vivant à des milliers de kilomètres de distance, cela ne résulte pas d’un progrès technologique.
– Sarah, pas de panique. Ce questionnaire est juste une astuce des assurances pour que les utilisateurs de voitures autonomes soient responsables en cas d’accidents. Nos réponses ont seulement une incidence sur le prix de l’assurance.
– Je n’aime pas. On remplit ton questionnaire et on n’en parle plus, dit Sarah.
– Première question : la voiture roule à vive allure quand surgissent un enfant et un chien. Si la voiture tourne à droite, elle tue le chien. À gauche, l’enfant. Que choisit la voiture ?
– La voiture accuse le chien de la rage et le tue. Ainsi la voiture n’aura pas la SPA sur le dos. Quant à l’enfant, s’il est souriant et intelligent, il pourra devenir copain avec nos futurs trésors, dit Sarah.

Nolwy coche la case politiquement correcte puis clique pour afficher une nouvelle page.
– Deuxième question, dit Nolwy. La voiture roule sur l’autoroute quand deux groupes de personnes traversent. Le groupe A comprend dix piétons, le groupe B n’en a que cinq.
– Elle supprime le groupe B. La voiture est contente. Elle a cinq morts en moins sur la conscience. Dans ce type de questionnaire, on doit sans doute imaginer qu’une voiture autonome a une conscience.
– Je ne sais pas, dit Nolwy.
– Enfin, tu sais tout de même que ce questionnaire est stupide.

Nolwy fait un geste montrant qu’il faut attendre.
– Troisième question : la voiture continue sa route quand les deux groupes traversent de nouveau la route. Là, la voiture identifie que le groupe A est composé de dix réfugiés sans travail. Dans le groupe B, il y a les cinq patrons des entreprises qui embauchent le plus en Europe.
– Comme elle sait, la voiture ? Ah, oui, elle est autonome et supra-intelligente.
– Sarah, aujourd’hui, tout le monde porte sur lui au moins un objet connecté qui l’identifie.
– L’affaire se corse. Si la voiture tue le groupe des patrons, des milliers de personnes n’auront plus de boulot. Vu que les temps sont durs, on va enregistrer des milliers de suicides.

Nolwy regarde sa compagne avec des yeux ronds.
– Toi, la militante de l’égalité des chances, tu choisis que la voiture tue dix réfugiés sans boulot ! Imagine qu’il y ait Réva, la mère porteuse de ton enfant dans le lot. Tu vas tuer ton bébé pour garantir la vie de patrons qui refusent de donner du boulot aux réfugiés.

Sarah tremble en ayant les yeux fixés sur son bébé. Elle semble totalement perdue.
– Nolwy, si tu veux, on tue les patrons. De toutes les manières, cela ne changera rien. Des clones les remplaceront.
– C’est trop tard, je suis passée à la quatrième question : quelques minutes plus tard, le groupe des patrons rescapés voit une voiture autonome à l’horizon. Confiants, ils traversent quand tes parents font de même de l’autre côté. Que doit faire la voiture ?
– Que viennent faire mes parents dans cette galère ? De toutes les manières, ils sont en voyage à l’autre bout de monde.
– Ils reviennent pour l’arrivée des petits. Qui doit tuer la voiture ? Tes parents ou les patrons ?

Sarah se lève, va taper dans le coussin du canapé, ouvre la porte du réfrigérateur, la referme. Bref, elle a des réactions d’une femme enceinte et agacée.
– C’est monstrueux. Je ne veux pas qu’on tue mes parents. Les petits n’auront pas de grands-parents.
– Donc, la voiture autonome va tuer le groupe des patrons. Des milliers de personnes vont perdre leur boulot et se suicider. Tes parents auront des centaines de morts sur la conscience.
– Mes parents ne sont pas des tueurs.

Sarah va maintenant chercher une bouteille de vin. Alors qu’elle commence à se servir, elle voit son bébé qui lève le doigt. Elle sourit, repose la bouteille.
– On passe. Dernière question. La voiture continue sa route quand le chien traverse de nouveau. Comme la route s’est élargie, elle a le choix entre tuer un chien, dix immigrés sans emploi, cinq grands patrons, tes parents ou détruire la voiture où les bébés sont.
– La voiture tue le chien, s’exclame Sarah.

– Trop tard. Le chien a traversé la route et continue tranquillement sa balade.
– Nolwy, ce n’est pas possible. On ne peut pas répondre à une telle question.
– Si on ne répond pas, ils nous mettront la prime maximum et nous n’aurons pas les moyens de payer l’abonnement.
– Ce n’est pas plus mal. C’est trop dangereux, les voitures autonomes. Elles tuent des chiens, des immigrés, mes parents. Jamais, elles ne transporteront nos bébés.

Nolwy referme l’écran-table en soupirant. Elle connaît sa compagne. Quand elle a une technologie à fustiger, elle a ses litanies toutes prêtes : si la technologie donne du sens à la vie des ingénieurs, elle leur fait perdre le bon sens…
Comme dit Einstein, notre technologie a dépassé notre humanité…
– Sarah, il faut que tu comprennes, si la technologie donne du…
Sarah n’entend pas sa compagne. Cette inadaptée technologique a investi dans un brouilleur de radotages.

© Olivier Fontvieille