Entreprises & post-croissance : bienvenue en terra incognita
Entreprises & post-croissance : bienvenue en terra incognita
Paris, le 20 juin 2023 : lors de cette seconde séance du cycle sur la post-croissance organisé par Futura-Mobility, Vincent Wisner, Directeur Général du cabinet Prophil, et Maylis Cartigny, Directrice de son pôle recherche, se sont associés à Futura-Mobility pour donner des pistes aux participants sur le thème « Et si mon entreprise devenait post-croissante ? ».
Prophil est un cabinet de conseil et de recherche qui participe à l’exploration d’une nouvelle voie pour les entreprises et les entrepreneurs. Son étude téléchargeable en ligne, Entreprise & Post-Croissance, explique et illustre comment appliquer le concept de post-croissance à l’échelle des entreprises.
La séance était organisée en deux temps, une conférence introductive et un atelier en groupes de travail. Les participants ont planché sur l’application de la post-croissance à trois entreprises membres de Futura-Mobility, SNCF, Keolis et Valeo.
La post-croissance appliquée aux entreprises : gouvernance, modèles économiques, comptabilité
« On a des exemples quasi quotidiens qui montrent qu’un certain nombre de nos modèles économiques tels qu’on les avait conçus sont aujourd’hui obsolescents à court ou à moyen terme », introduit Vincent Wisner.
Se référant à la brillante intervention de Géraldine Thiry, réalisée au sein du think-tank le 7 juin 2023, qui a expliqué les fondements macro-économiques de la post-croissance, le directeur général de Prophil exprime son opinion sur la croissance verte. « Cette approche techno-solutionniste est très présente dans les éléments de verbatims politiques et entrepreneuriaux. Cela peut relever d’une certaine forme de pensée magique, même peut-être d’une certaine forme de cécité intentionnelle ou non ; une croyance que, grâce à certaines solutions techniques, on va pouvoir répondre aux enjeux qui sont les nôtres. Géraldine Thiry a évoqué cet impossible découplage absolu entre la croissance du PIB et une décroissance de l’exploitation des ressources permettant de générer cette activité économique. »
Le terme de post-croissance a été adopté par Prophil car il porte en lui cette nécessité de sortir du débat de la croissance et « finalement d’en être agnostique, comme le prône Kate Raworth », explique M. Wisner. Il s’agit également de sortir du débat croissance / décroissance qui constitue « une impasse idéologique et ne permet pas un propos constructif et un discours pacifié. » D’après le directeur du cabinet, « nous avons peut-être en effet besoin de passer par une forme de décroissance d’une partie de nos activités, mais également de faire croître une autre partie de nos activités qui répondent à une utilité sociale et environnementale pour la société. »
L’idée maîtresse appliquée à l’échelle de l’entreprise est plutôt de « réencastrer les activités économiques dans un espace écologiquement sûr et socialement juste. » Tout reste à construire dans cette terra incognita qu’est la post-croissance appliquée aux entreprises mais les enjeux sont tels qu’il est indispensable « et enthousiasmant » de s’y atteler.
Après avoir pris quelques exemples d’entreprises ayant réalisé ce virage important – l’énergéticien danois Orsted, la CAMIF en France – Maylis Cartigny réaffirme le lien étroit entre comptabilité, gouvernance et modèles économiques pour réaliser cette transition.
La redirection du modèle économique englobe la notion de renoncement, et même d’utilité des activités à l’aune des enjeux sociaux et environnementaux. La transformation du modèle économique est une étape centrale vers la post-croissance : rediriger sa proposition de valeur, ses pratiques commerciales et marketing et transformer la logique de compétition vers des écosystèmes coopératifs représentent autant de défis que des étapes indispensables pour mener son entreprise vers un modèle soutenable.
L’évolution de la gouvernance porte sur la question du partage du pouvoir et celui de la valeur au sein de l’entreprise. L’entreprise doit pouvoir les élargir à de multiples parties prenantes pour s’assurer non seulement du partage de la valeur, mais aussi de répondre à une réelle utilité (sociétale et environnementale) auprès de ses parties prenantes (chaîne de valeur, collaborateurs, territoire, etc.)
Afin d’aligner toutes les parties prenantes de l’entreprise et s’assurer que les intérêts de certains ne l’emporteront pas sur d’autres, l’entreprise Riversimple qui développe depuis plus de 10 ans des véhicules légers à hydrogène a imaginé une gouvernance originale : au sein d’une gouvernance d’entreprise « classique » (régie par assemblée générale et un conseil d’administration), son fondateur, Hugo Spowers, a décidé de représenter, à travers 6 collèges distincts au sein de l’assemblée générale, ses parties prenantes : collège des investisseurs, de l’environnement , des clients, des salariés, des fournisseurs et de la communauté. Il a donné à chaque collège un droit de vote pour valider la stratégie et nommer la direction. Pour éviter tout conflit d’intérêt, ce droit de vote ne donne pas lieu à un droit au dividende.
De manière analogue, le modèle de la fondation actionnaire, qui permet de distinguer droits politiques des droits financiers, est aussi inspirant – à l’instar de de Patagonia qui a récemment fait le buzz en déclarant que « son seul actionnaire est la Terre » ou de Bosch (depuis 1964 !).
Enfin, la question de la comptabilité est essentielle puisqu’elle concerne le compte rendu des activités et finalement pose la question de « comment compter ce qui compte vraiment ? », comme l’impact sur la consommation ou la pollution de l’eau, les émissions de CO2, le bien-être des salariés… Pour la directrice du pôle recherche de Prophil, « il y a trois champs importants pour la comptabilité : 1. Mesurer l’ensemble des capitaux, et sur ce point on commence à voir une ambition européenne, 2. Intégrer la mesure aux processus de décision de l’entreprise, 3. La transformation des professions du chiffre. »
En effet, la déclaration de données extra-financières des entreprises se répand de plus en plus grâce aux réglementations (une nouvelle étape est franchie avec la CSRD qui entre actuellement en vigueur) qui permettent aux grandes entreprises de commencer un pilotage extra-financier de leurs activités. On entrevoit alors la possibilité d’une structuration de la donnée extra-financière en comptabilités multicapitaux, telles qu’elles sont expérimentées dans certaines entreprises depuis quelques années (l’Environmental Profit & Loss de Kering, mais aussi des méthodes en soutenabilité forte comme CARE et LIFTS, expérimentées au sein d’entreprises de taille intermédiaire pour le moment).
La post-croissance appliquée aux entreprises : cas pratiques !
Après cette introduction théorique, les participants ont pu réfléchir à la post-croissance appliquée à 3 entreprises membres de Futura-Mobility : SNCF, Valeo et Keolis. Les groupes de travail se sont penchés sur un questionnement en deux temps. Tout d’abord, ils ont pu poser un diagnostic des activités de l’entreprise sur les principaux enjeux des mobilités (santé, empreinte carbone, ressources, occupation du territoire, inclusion), et de la compatibilité du mode de gouvernance avec la post-croissance. Ensuite ils ont pu proposer une reformulation de la mission des entreprises, travailler sur les modèles économiques, et évaluer le degré du virage à réaliser.
Sans dévoiler les conclusions entreprise par entreprise, cet exercice a permis aux participants de questionner la valeur apportée par les entreprises à la société. Il a même été l’occasion de trouver des pistes d’innovation comme la densification de l’utilisation du réseau de transport en commun avec le transport de marchandises dans les heures creuses ; la nécessité de travailler avec toute la filière pour la recyclabilité des matériaux entrant dans la construction des véhicules ; une meilleure attention portée aux personnels de nettoyage ; le développement de partenariats pour faciliter la multimodalité et le renoncement à d’autres favorisant la mobilité individuelle ; la réalisation d’un travail sur des imaginaires désirables pour les mobilités partagées…
Les échanges ont été fructueux ! les participants se sont accordés pour plébisciter cet exercice qui pourrait être réalisé avec les cadres dirigeants des entreprises sur une séquence de travail bien plus longue et transformative, nécessitant bien entendu une volonté forte des dirigeants car le degré de virage à effectuer peut être assez important pour entrer en transition vers la post-croissance.