Géraldine Thiry, ICHEC : au-delà de la croissance, quel modèle macro-économique ? – juin 2023
Géraldine Thiry, ICHEC : au-delà de la croissance, quel modèle macro-économique ? – juin 2023
En juin 2023, pour ouvrir la première séance de sa série dédiée à la post-croissance, Futura-Mobility a rencontré Géraldine Thiry, professeure à ICHEC Brussels Management School et future directrice à la Banque Nationale de Belgique. Lors de son exposé en trois parties, elle a proposé une analyse des enjeux d’une économie post-croissante, ainsi qu’un focus sur la théorie du donut et son application à la Région Bruxelloise depuis 2020.
Futura-Mobility : Pourquoi une transition vers une économie post-croissante est-elle nécessaire ?
Géraldine Thiry : Tout d’abord il y a quelques constats et observations qu’on doit prendre en considération. Premièrement, la croissance du PIB ralentit. A partir de 1951 jusqu’à nos jours, la tendance du taux de croissance annuel moyen du PIB/tête est baissière. On l’observe en Belgique, en Allemagne, la France, aux Etats-Unis…. Ce phénomène, que certains économistes appellent la « stagnation séculaire », démontre que les taux de croissance tels que nous les avons connus, notamment durant les 30 glorieuses, sont en train de se tarir.
Un deuxième constat important c’est qu’aujourd’hui aucun pays ne parvient à performer à la fois sur les dimensions sociales et sur les dimensions écologiques. Cette observation nous amène au concept développé dans le livre « La Théorie du donut » [2017 en anglais, 2018 en français, éditions Plon]. Son autrice, l’économiste Kate Raworth, explore comment rentrer dans ce qu’elle appelle « cette espace juste et sûre pour l’humanité » entre le plancher social et le plafond environnemental.
Ce donut est composé de deux cercles concentriques. Le cercle extérieur représente le plafond écologique, les seuils de nature écologique dont la transgression font courir à l’humanité des risques de nature systémique. Le cercle intérieur représente le plancher social, un ensemble de seuils relatifs aux droits humains, tels que la représentation politique, l’égalité des sexes, le lien social, l’accès à l’énergie, à l’éducation de qualité, à l’électricité et à des logements de qualité, etc. Selon la théorie du donut, dans une société digne de ce nom, personne ne devrait tomber sous ces seuils. Donc personne ne devrait tomber « dans le trou » du donut.
Idéalement, il faudrait donc atteindre un maximum de seuils sociaux tout en transgressant un minimum de seuils physiques. Aujourd’hui hélas, les travaux de l’université de Leeds nous montrent qu’aucun pays n’y parvient.
D’où mon troisième constat : nous sommes tous, tous les pays, à un moment charnière. Notre dépendance énergétique est accrue. On dépend d’une énergie qui est nocive à plusieurs égards. Nous avons pris également conscience de notre dépendance géostratégique, de notre vulnérabilité climatique. Ce constat d’une double vulnérabilité pose deux questions : est-ce qu’on dispose vraiment aujourd’hui encore des ressources pour notre prospérité ? Est-ce qu’on dispose d’un environnement stable et sain dans lequel on pourrait déployer cette prospérité ?
En ce moment charnière, le sentiment d’urgence combiné au manque de vision de long terme peut conduire à des « fausses bonnes » décisions. Ainsi, par exemple, lors de la flambée des prix de l’essence en 2022, le gouvernement a introduit une « remise carburant » de 30 centimes le litre. Cette mesure, qui part potentiellement d’une bonne intention, s’avère être anti-redistributive puisque ce sont les propriétaires de grosses voitures qui en ont bénéficié le plus. Par ailleurs, ce n’est pas une réforme qui structurellement va amener à changer nos manières de nous mouvoir.
Cette décision a été prise rapidement, sous la pression sociale et on peut tout à fait l’entendre. Cependant elle n’a peut-être pas eu les effets escomptés et il ne s’agit certainement pas d’une solution pérenne dans une perspective de soutenabilité.
Mon quatrième constat concerne la question du découplage. Ce qui distingue généralement les scénarios techno-optimistes et post-croissantistes [scénarios prospectifs à l’horizon 2050 imaginés par Futura-Mobility] c’est leur positionnement face à cette notion de découplage.
Le découplage est atteint quand les impacts environnementaux négatifs, comme les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergie ou de matières, diminuent, tandis que le PIB par tête augmente.
FM : Qu’en est-il du découplage aujourd’hui et quel rôle joue-t-il dans la perspective d’une économie post-croissante ?
GT : Le découplage est une question qui est devenue extrêmement aigüe et importante.
En Europe, à la fin des années 70, après avoir atteint un pic d’émissions de gaz à effet de serre – en équivalence CO2 par année – il y a une décroissance légère des émissions. Donc on observe du découplage relatif : moins d’émission de gaz à effet de serre pour chaque point de croissance du PIB.
On observe également du découplage absolu, c’est-à-dire une diminution en valeur absolue (et pas uniquement en relatif par rapport à l’évolution du PIB) des émissions de CO2 produites concomitamment à un PIB qui augmente dans 24 pays, dont la France.
Mais le découplage pour ces 24 pays concerne uniquement du CO2. Or, dans le donut, il y a un ensemble de frontières planétaires. Par conséquence, il se peut que ce découplage sur le CO2 se fasse au prix de larges effets rebond, ou au prix de l’adoption de technologies qui vont aggraver le problème de la raréfaction des métaux rares, par exemple. Ainsi on voit bien qu’il y a des enjeux qui sont systémiques et pas montrés par ce graphique de diminution de CO2. Ce pari du découplage repose sur un grand optimisme technologique et notamment une croissance de l’efficacité énergétique sans précédent, sur lequel il faut jouer de prudence. Par exemple on observe que le ratio entre la quantité d’énergie renouvelable produite vs la quantité d’énergie à mobiliser pour se faire (EROI) diminue… ce qui ne va pas dans le bon sens. Il ne s’agit pas d’opposer les deux approches, mais de relativiser cet optimisme au vu des effets actuellement observés de ces technologies et de donner à la technologie sa juste place.
De plus, il faudrait que le découplage soit observé au niveau mondial. A l’échelle de la planète, on a bien un découplage relatif, donc une croissance du PIB dans un contexte d’une meilleure efficacité énergétique mais pas de découplage absolu (en dehors des 24 pays ci-dessus). Les émissions continuent donc à augmenter au niveau mondial. L’Europe est capable de découpler… oui mais c’est aussi lié à une forme de délocalisation de son empreinte carbone.
Enfin, pour atteindre la neutralité carbone à 2050, il faudrait que le rythme de baisse des émissions de CO2 soit de 7,6 % par an (selon le PNUE). Or, les rythmes du découplage qu’on observe actuellement ne sont pas suffisamment rapides et risquent de ne pas nous amener aux ambitions climatiques. Dans les 24 pays qui découplent en valeur absolue, le rythme va de -0,4 % (Belgique) à -4,1 % (Grèce).
Donc découpler ne suffira peut-être pas.
FM : Y-a-t-il d’autres voies à prendre en parallèle pour cette transition vers un nouveau modèle économique ?
GT : Dans le dernier rapport du GIEC, pour la première fois il y a un appel très clair à ne plus se focaliser uniquement sur l’offre, sur le tissu productif et l’adaptation des techniques de production, quel que soit le secteur, mais aussi de s’attaquer à la demande, c’est-à-dire au changement de modes de vie. Pour y arriver, compte tenu des freins qu’on peut rencontrer lors d’un changement de pratiques habituelles, il faut un outillage, une approche cohérente qui puisse encadrer, soutenir et guider un tel changement.
On va devoir probablement limiter la production, en tous cas on ne pourra pas uniquement faire appel à la technologie, bien qu’elle soit extrêmement importante. Il faut l’inscrire ce changement technologique dans un changement de modes de vie qui structurellement et culturellement est plus profond.
FM : Est-ce que la théorie du donut pourrait être un catalyseur de cette transition ?
GT : Une modification dans nos manières de produire et de consommer implique une diminution ou un ralentissement des activités de certains secteurs. Ça implique aussi l’idée de ne pas penser uniquement l’innovation, qui est essentielle, mais aussi en l’« exnovation » pour certains secteurs.
La revue stratégique de la Banque Centrale Européenne ne dit pas autre chose. Elle commence à travailler sur la question des financements de certaines activités carbonées et reconnait que certains secteurs d’activités vont petit à petit devoir transitionner vers d’autres types d’activités.
Compte tenu de ces constats, il me semble que le donut, non plus en tant que représentation visuelle, mais en tant qu’approche économique, philosophique et culturelle, peut être intéressant.
FM : Quels sont les changements concrets à opérer selon la théorie du donut pour reconstruire l’économie ?
GT : Le premier principe c’est de changer d’objectif. Arrêtons de viser la croissance du produit intérieur brut et faisons en sorte qu’on arrive bien à performer sur l’ensemble des dimensions sociales et écologiques, tout en respectant les frontières planétaires.
Dans son 2ème principe, Kate Raworth nous invite à modifier notre représentation du système économique dans son ensemble, en se rappelant de sa dépendance très profonde aux éléments physiques – ce qui n’est pas fait dans la plupart des modèles économiques aujourd’hui – et en repensant le rôle des acteurs, des actrices et du commun au sein de l’économie. Pour résumer, si on repense l’économie, il faut aussi penser à remettre chacun à sa juste place.
Le 3ème principe met en question l’image de l’homme économique très puissante et encourage à cultiver la nature humaine. Nous devons renuancer un peu cette image de l’homo economicus rationnel et surtout se rendre compte que nous sommes aussi des êtres sociaux et pas uniquement mus par l’égoïsme rationnel.
La 4ème modification qu’on devrait faire, selon Kate Raworth, c’est d’essayer de voir le système économique sous le prisme de la complexité dynamique avec des systèmes de rétroaction, comme dans les écosystèmes naturels où on peut observer et analyser des phénomènes d’amplification ou a contrario de contraction de cycles. Les marchés nous ont prouvé qu’ils ne s’autorégulaient pas comme on pouvait le penser dans l’économie néoclassique. Cela s’est vu lors des crises de 1929 ou de 2008, il n’y a pas eu d’autorégulation des marchés mais des déséquilibres en chaîne.
Au cœur du système économique il y a les entreprises, les organisations et le tissu productif. Les 5ème et 6ème principes du donut invitent à redessiner le système productif, à revoir très fondamentalement la manière dont nos entreprises et nos organisations productives sont structurées pour être moins inégalitaires, et plus régénératives et circulaires. En effet, on observe dans les régions du monde où il y a eu une croissance du PIB que la concentration des revenus dans les mains des 10% les plus riches ne fait que s’accroitre. Donc factuellement, la croissance ne permet plus d’atténuer les inégalités, il faut faire autrement.
Le 7ème et dernier principe de la théorie du donut invite à être agnostique en matière de croissance. Sur ce point il ne s’agit pas d’être pour ou contre la croissance mais simplement d’arriver à rendre nos systèmes productifs non-dépendants de la croissance. C’est un énorme travail et on est loin d’y être.
FM : Parlez-nous de l’expérience de mise en application de la théorie du donut à Bruxelles en 2020.
GT : Il s’agissait d’une expérimentation sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale pour mettre en application ces grands principes de la théorie du donut. Le projet a été mené en équipe avec l’ICHEC Brussels Management School, le Donut Economics Action Lab, la plateforme internationale du donut, et l’ASBL Confluences, une SBN (société à but non lucratif) spécialisée dans la participation citoyenne. Au départ le donut a été pensé au niveau global. Les enjeux ont donc été nombreux pour l’expérimenter à l’échelle d’un territoire comme celui de la Région de Bruxelles-Capitale. Penser « donut » à l’échelle d’un territoire impliquait à la fois de considérer le bien être (social et écologique) des habitant·e·s et les impacts des modes de production et de consommation des Bruxellois·e·s sur d’autres parties du monde. Donc à la dimension écologique-sociale nous avons ajouté une dimension local-globale.
Notre équipe de chercheurs et chercheuses de l’ICHEC s’est intéressée à la partie quantitative du projet. Nous avons tenté de créer un « portrait donut » de la ville de Bruxelles. Sur chaque dimension du donut (représentation politique, égalité des sexes, lien social, accès à l’énergie, à l’éducation de qualité, à l’électricité et à des logements de qualité, etc.), nous avons pris 5 indicateurs qui nous semblaient être pertinents. Le travail a été effectué de la manière la plus transparente possible. Au terme de la partie quantitative du projet, nous livrons un outil adaptable que les pouvoirs politiques, les administrations ou les instituts, notamment l’Institut Bruxellois des Statistiques Publiques, pourraient utiliser comme boussole pour guider leur action.
L’autre partie de l’équipe, de l’ASBL Confluences, s’est intéressée à la « chair » du donut avec cette question en tête : comment peut-on accompagner les acteurs bruxellois (administrations publiques et entreprises) à entrer dans cette chair du donut ? L’équipe a animé un ensemble d’ateliers donut pour amener les entreprises ou administrations qui le désiraient à revoir, à interroger leurs objectifs, leur gouvernance, leur mode de propriété (qui sont leurs actionnaires), leurs sources de financement et les réseaux dans lesquelles elles s’inscrivent. L’objectif était d’identifier, avec les organisations elles-mêmes, où sont les marges de manœuvre pour rendre l’entreprise plus régénérative et redistributive, où sont les freins à un tel changement. Ces ateliers donut ont révélé que les entreprises se retrouvent souvent coincées dans un ensemble de contraintes (recyclabilité des emballages versus comportement des consommateurs, par exemple).
FM : Comment voyez-vous l’économie de demain ?
GT : D’un point de vue philosophique de l’économie, je pense que nous devons passer d’une économie de conquête à une économie « conciliante » basée sur les principes de distribution plutôt que croissance, sur l’idée de suffisance plutôt que d’optimisation, sur l’idée aussi de prendre soin de soi et les autres, et de la nature, plutôt que l’exploitation (l’économie extractive).
On l’a touché du doigt lors de la pandémie de Covid : pendant des années on a externalisé nos chaînes de valeurs sur le principe de l’efficience économique sans se rendre compte qu’on avait accru la vulnérabilité de nos systèmes productifs. Ils ne sont pas assez localisés ni résilients aux chocs à long terme.
Dans cette économie conciliante, plutôt que de rester focalisé sur la seule valeur de l’efficacité et l’efficience économique, on accepterait le pluralisme des valeurs.