đ Sara El Kabiri, Office fĂ©dĂ©ral du dĂ©veloppement territorial ARE : les politiques publiques de mobilitĂ© en Suisse
đ Sara El Kabiri, Office fĂ©dĂ©ral du dĂ©veloppement territorial ARE : les politiques publiques de mobilitĂ© en Suisse
Experte mobilitĂ© du futur au sein de l’Office fĂ©dĂ©ral du dĂ©veloppement territorial ARE, Sara El Kabiri prĂ©sente un panorama de la politique des transports en Suisse, depuis le 19e siĂšcle jusquâaux Ă©tudes prospectives actuelles et les plans de dĂ©veloppement des transports associĂ©s.
Futura-Mobility : Comment est organisée la gestion des transports en Suisse ?
Sara El Kabiri : Au niveau fĂ©dĂ©ral, le DeÌpartement de lâenvironnement, des transports, de lâĂ©nergie et de la communication (DETEC) s’occupe aussi bien d’infrastructure (voies de circulation modernes, reÌseaux d’eÌlectriciteÌ et de communication) que d’environnement. Il doit aussi tenir compte des exigences liĂ©es aÌ la santeÌ et aÌ la sĂ©curitĂ©.
En son sein, plusieurs offices travaillent sur les questions de transport & mobilitĂ© : lâOffice fĂ©dĂ©ral des transports pour les transports publics routiers et ferroviaires ; lâOffice fĂ©dĂ©ral des routes pour les infrastructures routiĂšres nationales ; lâOffice fĂ©dĂ©ral de lâĂ©nergie pour la mobilitĂ© Ă©lectrique et la mobilitĂ© partagĂ©e ; lâOffice fĂ©dĂ©ral de lâaviation civile pour lâaĂ©ronautique et lâOffice fĂ©dĂ©ral du dĂ©veloppement territorial (ARE), auquel je suis rattachĂ©e.
LâARE est lâoffice qui est en charge notamment de la coordination globale de la mobilitĂ© au niveau du DETEC, et de la coordination entre amĂ©nagement du territoire et politique des transports. Il Ă©labore notamment, en partenariat avec les acteurs concernĂ©s, le cadre directeur pour les politiques dâamĂ©nagement du territoire, de transport et de dĂ©veloppement durable. Il est Ă©galement en charge du programme en faveur du trafic dâagglomĂ©ration.
FM : La Suisse est connue pour son réseau ferroviaire impressionnant. Quelles ont été les grandes étapes du développement de ce mode de transport en Suisse ?
SEK : Repartons du 19Ăšme siĂšcle. Le premier train qui a roulĂ© sur le sol suisse sâappelait « NapolĂ©on », un train français ! A partir de 1844, il roulait sur 2 km en territoire suisse sur les 130 km de la ligne Strasbourg â BĂąle. Ensuite, en 1847 a ouvert la premiĂšre ligne ferroviaire entiĂšrement sur le sol suisse, entre ZĂŒrich et Baden. Elle totalisait 25 km et incluait le premier tunnel ferroviaire en Suisse, long de 90 mĂštres, prĂšs de Baden. Mais par rapport Ă dâautres pays europĂ©ens comme lâAllemagne ou la Belgique, la Suisse Ă©tait plutĂŽt en retard Ă cette Ă©poque en termes de dĂ©veloppement ferroviaire ; cela sâexplique certainement par son territoire accidentĂ©, ses diversitĂ©s culturelles et ses prĂšs de 400 postes de douane internes au pays !
LâannĂ©e 1858 marquait la premiĂšre percĂ©e de montagne de bout en bout, dans le Jura suisse. Puis les regards se sont tournĂ©s vers la traversĂ©e des Alpes pour positionner la Suisse sur les itinĂ©raires transeuropĂ©ens. En 1882, le tunnel de crĂȘte du Saint-Gothard (15 km) est inaugurĂ©, suivi par les tunnels du Simplon en 1906 et du Lötschberg en 1913. Il y avait beaucoup dâinnovation Ă lâĂ©poque, les tunneliers par exemple Ă©taient Ă la pointe de la technologie du moment.
FM : La Suisse a vite rattrapĂ© son retard en matiĂšre ferroviaire pour devenir une pionniĂšre dans certains domaines, non ? Â
SEK : En effet, autour des annĂ©es 1870, avec la guerre franco-prussienne et la crise Ă©conomique quâon a appelĂ©e « la Grande dĂ©pression », les multiples petites entreprises ferroviaires privĂ©es se sont retrouvĂ©es en difficultĂ© financiĂšre et des enjeux de sĂ©curitĂ© nationale ont commencĂ© Ă se faire sentir. Câest ainsi quâen 1898, Ă l’issue dâune votation populaire, les chemins de fer suisses sont nationalisĂ©s donnant naissance en 1902 aux Chemins de fer fĂ©dĂ©raux suisses (CFF). Cela faisait de la Suisse une pionniĂšre dans la nationalisation des chemins de fer !
La Suisse a Ă©tĂ© Ă©galement pionniĂšre dans lâĂ©lectrification : avant la 2Ăšme guerre mondiale, prĂšs de 80 % de son rĂ©seau ferrĂ© Ă©tait dĂ©jĂ Ă©lectrifiĂ©Â ! Il faut noter quâen plus de la pĂ©nurie de charbon, il y avait une mauvaise acceptation populaire de la pollution Ă©mise par les trains Ă vapeur.
FM : Et cÎté routes ?
SEK : La premiĂšre autoroute a Ă©tĂ© inaugurĂ©e en 1955. Elle Ă©tait dotĂ©e dâun passage piĂ©ton et Ă©tait autorisĂ©e aux vĂ©los ! Il nây avait pas de limitation de vitesse. DĂ©jĂ Ă lâĂ©poque, dans un pays sensible aux paysages, les suisses Ă©taient conscients de lâimpact des infrastructures sur la consommation de lâespace.
FM : Quand est-ce que les premiÚres décisions ont été prises pour diriger la mobilité vers des modes plus durables ?
SEK : Ce sont les annĂ©es 1980 qui marquent le point dâinflexion dans la politique des transports en Suisse : on remettait en question le dĂ©veloppement de la voiture et des rĂ©seaux routiers synonymes dâabandon des transports publics. Il fallait rĂ©Ă©quilibrer. En 1987, le peuple suisse a votĂ© un crĂ©dit de plus de 5 milliards de CHF pour mettre en place Rail 2000, un support ambitieux qui a visĂ© Ă moderniser le rĂ©seau ferroviaire suisse (gares, infrastructure, matĂ©riel roulant) et Ă amĂ©liorer lâoffre pour les passagers (liaisons, correspondances, cadencement horaire, temps de parcours). Par la suite, de nouvelles enveloppes financiĂšres ont Ă©tĂ© dĂ©diĂ©es Ă la densification du rĂ©seau de chemins de fer jusquâĂ la crĂ©ation en 2014 dâun fonds pĂ©renne pour lâentretien et lâinvestissement ferroviaire (FIF). Depuis 2018, un fonds pĂ©renne (FORTA) existe Ă©galement pour financer les besoins du rĂ©seau de routes nationales (autoroutes) ainsi que des mesures de maĂźtrise du trafic dans les agglomĂ©rations comme le dĂ©veloppement dâaxes forts de transports publics ou dâinfrastructures pour la mobilitĂ© douce.
Ces fonds sont alimentés annuellement par le produit de différentes taxes et restent entiÚrement affectés aux infrastructures de transports. Ils contribuent ainsi de maniÚre déterminante à stabiliser et à sécuriser le fonctionnement et le développement du systÚme de transport suisse.
Depuis 2001 par exemple, il y existe une redevance sur les prestations routiĂšres de poids lourds en Suisse (RPLP), calculĂ©e selon le poids du vĂ©hicule, le kilomĂ©trage parcouru et la catĂ©gorie dâĂ©missions (polluantes). Cette taxe sur le transport de marchandises par la route, couplĂ©e Ă un rĂ©seau ferrĂ© efficace, amĂšne les transporteurs Ă prĂ©fĂ©rer le rail : en Suisse, 75 % du fret transalpin transite par le train alors que les proportions sont inversĂ©es dans les pays voisins !
FM :  Comment planifiez-vous les dépenses relatives aux transports en Suisse ?
SEK : La planification des infrastructures de transport sâinscrit dans des cycles longs, de 20 ans et plus. Il y a  au niveau fĂ©dĂ©ral des instruments de prospective et dâorientation stratĂ©gique qui donnent la vision de long terme pour le territoire, les transports et le dĂ©veloppement durable ; et il y a le plan sectoriel des transports qui concrĂ©tise la vision souhaitĂ©e pour le systĂšme de mobilitĂ© et qui est contraignant pour les autoritĂ©s.
Premier outil de planification territoriale, le Projet de territoire suisse est actuellement en rĂ©vision visant lâhorizon 2050. Il donne un cadre d’orientation et une aide Ă la dĂ©cision pour les politiques dâamĂ©nagement du territoire aux 3 niveaux institutionnels que sont le niveau fĂ©dĂ©ral, les cantons et les communes. Lâaccent est mis sur une action concertĂ©e entre les diffĂ©rents niveaux et acteurs, la prĂ©servation des atouts et de la diversitĂ© des douze territoires dâaction suisses et le renforcement de la structure polycentrique en rĂ©seau.
Il faut savoir quâen Suisse la ressource « sol » est chĂšre : car plus dâun tiers de la superficie totale est agricole, un autre tiers est recouvert de forĂȘts et un quart est improductif (rochers, glaciersâŠ). Les surfaces dâhabitat et dâinfrastructures ne reprĂ©sentent quâenviron 7 % du pays. Les questions dâamĂ©nagement du territoire sont donc cruciales, alors mĂȘme que la dĂ©mographie et lâĂ©conomie sont croissantes. DĂšs lors, la Suisse mise plutĂŽt sur une densification de qualitĂ© Ă lâintĂ©rieur du milieu dĂ©jĂ bĂąti.  Pour cet objectif, les transports sont un levier important.
DeuxiÚme outil, les Perspectives de transport sont un exercice de prospective et de scénarisation quantifié, également formulées à horizon 2050 pour la version émise en 2021.  Ces perspectives sont actualisées réguliÚrement pour tenir compte des évolutions de la société et des technologies. Dans la version de 2021, le télétravail, les nouvelles formes de mobilité (mobilité partagée, conduite automatisée) et les nouveaux modes de livraison sont pris en compte à cÎté de la croissance démographique et économique.
En Ă©tudiant plusieurs scĂ©narios possibles (« statu quo », « sociĂ©tĂ© durable » et « sociĂ©tĂ© individualisĂ©e ») Ă cĂŽtĂ© dâun scĂ©nario de « base » [voir illustration ci-dessous], on Ă©value lâĂ©volution de la demande en transports et lâaugmentation des prestations par mode pour les personnes et les marchandises. Par exemple, il est prĂ©vu que les personnes-kilomĂštres augmentent de « seulement » 11% sur 2017-2050 alors que la dĂ©mographie augmentera de 21 %. Il y a aujourdâhui 8,7 millions de personnes en Suisse, il y en aura environ 10,5 millions en 2050 selon le scĂ©nario de base. Le vieillissement de la population, le tĂ©lĂ©travail et les effets de la densification vers lâintĂ©rieur sont parmi les facteurs explicatifs de ce dĂ©couplage. Avec lâĂ©lectrification du parc automobile, une intensification du report modal est Ă©galement nĂ©cessaire pour atteindre la neutralitĂ© climatique inscrite dĂ©sormais dans la loi suite Ă une votation populaire obtenue cette annĂ©e en 2023.
Enfin, issu de ces rĂ©flexions et orientations stratĂ©giques, le Plan sectoriel des transports pose le cadre directeur pour lâensemble du secteur, tous modes confondus (rail, route, navigation et aĂ©ronautique), pour le transport des personnes et des marchandises. Il a Ă©tĂ© rĂ©visĂ© en 2021 et a force obligatoire pour les autoritĂ©s Ă tous les niveaux. Il vise Ă coordonner les transports avec la vision de dĂ©veloppement territorial et Ă maintenir lâimpact environnemental au plus bas possible. Par exemple, parmi les conditions dâefficience, il Ă©nonce le principe dâĂ©puiser mĂ©thodiquement toutes les solutions envisageables pour optimiser les capacitĂ©s disponibles avant la crĂ©ation de toute nouvelle infrastructure. Selon la typologie des territoires desservis, des principes de niveau de service et de complĂ©mentaritĂ© entre modes y sont Ă©galement Ă©noncĂ©s pour garantir la qualitĂ© des liaisons de transport. Dans ce plan, la co-modalitĂ© est un principe-clĂ©Â : le bon mode de transport au bon endroit pour atteindre les objectifs dâefficience et de performance.
Le Plan sectoriel des transports encadre ensuite des programmes dâinvestissement dans les infrastructures (PRODES) et un programme pour le trafic dâagglomĂ©ration (PTA) qui accueillent les mesures infrastructurelles et dâamĂ©nagement dĂ©veloppĂ©es par les cantons et les communes et qui seront soumises Ă lâaval du parlement pour sĂ©curiser leur financement par les fonds FIF et FORTA.
FM : Quelles sont les grands axes de recherche pour les transports du futur en Suisse ?
SEK : Les programmes de recherche et dâinnovation sont orientĂ©s vers la mobilitĂ© durable, la mobilitĂ© partagĂ©e, la multimodalitĂ© et lâinterconnexion entre les modes de transport, lâĂ©lectro-mobilitĂ©, lâinfluence de la demande et des comportements, la conduite automatisĂ©e⊠parmi dâautres sujets.
FM : Et quâen est-il des voitures autonomes ?
SEK : Au niveau de la conduite automatisĂ©e, des essais pilotes ont Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©s dans diverses conditions de circulation et sous diverses formes depuis 2015, sur autorisation du DETEC et de lâOffice fĂ©dĂ©ral des routes. Au printemps 2023, le Parlement a approuvĂ© une rĂ©vision de la loi sur la circulation routiĂšre pour ouvrir la voie Ă un dĂ©ploiement sur les routes suisses. En octobre 2023, le Conseil fĂ©dĂ©ral a mis en consultation deux ordonnances qui posent les conditions-cadres pour certaines applications de conduite automatisĂ©e, dont la levĂ©e de lâinterdiction de lĂącher le volant sous certaines conditions pour les vĂ©hicules particuliers, le parcage automatisĂ©, et la circulation de navettes/minibus autonomes en dehors du cadre expĂ©rimental.