Singapour, un modèle pour la ville du futur ? Synthèse du voyage exploratoire de Futura-Mobility
Singapour, un modèle pour la ville du futur ? Synthèse du voyage exploratoire de Futura-Mobility
Par Joëlle Touré, déléguée générale, Futura-Mobility
C’est à Singapour, le lundi 28 novembre 2022, que débute l’expédition apprenante des membres du think tank Futura-Mobility. La question à laquelle ce voyage a l’ambition de répondre est : « Singapour serait-elle un modèle pour la ville du futur ? » Organisée avec la Catherine Berthillier de Shamengo, l’expédition se déroule sur une semaine et aborde l’ensemble des mobilités ainsi que l’urbanisme particulier de cette ville-État.
Prévenance, harmonie… et étroite surveillance
Ce qui frappe tout de suite lorsqu’on arrive à Singapour est le niveau très élevé de sécurité. La première visite a d’ailleurs été pour le centre de commande d’AETOS, une des trois forces habilitées à rétablir l’ordre à Singapour. Le travail d’AETOS, outre la conventionnelle mise en sécurité des grands événements, consiste principalement à surveiller la ville. Les opérations de police sur le terrain sont en réalité assez rares.
Le dispositif est impressionnant, des caméras sont placées partout dans cette ville de 5,6 millions d’habitants, y compris dans des bâtiments et les commerces ; des capteurs sont placés sur les ascenseurs, dans les toilettes publiques… ; les cameras des véhicules de police sont consultables en temps réel ; des drones de surveillance sillonnent la ville, l’un d’eux ayant par exemple survolé une partie du groupe lors de sa visite de Marina Bay le premier soir.
Certains bâtiments sont mêmes modélisés en 3D, permettant ainsi plus facilement aux opérateurs de les surveiller. Le système de surveillance n’est pas individualisé mais collectif avec un dispositif d’alertes mis en place (une alerte en cas de présence de personnes dans les toilettes publiques la nuit par exemple) qui permet aux opérateurs de se focaliser sur la zone précise et de consulter les images ou des indicateurs disponibles.
Ce dispositif de surveillance hors norme, lié à une répression très sévère des délits par le gouvernement comme l’appel aux châtiments corporels ainsi qu’à la peine capitale pour la possession ou le trafic de drogue, dissuade de toute infraction ou délit. Aucune chance pour un voleur de s’en sortir.
Les éléments culturels jouent également en faveur du contrôle de toute violence.
L’apaisement et l’équilibre entre les groupes ethniques et religieux sont très étroitement organisés de façon à ce que chacun puisse vivre selon ses coutumes en harmonie avec les autres. La population singapourienne est composée de 13% de personnes d’origine malaise, de 74% d’origine chinoise, et 9% d’origine indienne – le groupe ethnique est indiqué sur la carte d’identité. Il est interdit par la loi de dire du mal d’une autre religion ou d’un groupe ethnique pour faire respecter « l’harmonie religieuse et culturelle ».
We are Singapore - Official Music Video 2018 - source NDPeeps
Dans les grandes résidences par exemple, les ‘HDB’ (Housing and Development Board), cet équilibre des populations est organisé et maintenu. Par exemple un malais ne peut vendre son appartement qu’à un malais.
Ce que nous appellerions en France la délation – qui est ici la simple dénonciation d’un acte répréhensible commis par quelqu’un d’autre – est encouragée.
Ainsi, les singapouriens acceptent – ou sont obligés d’accepter – un niveau de surveillance des comportements individuels très poussé, au profit d’un bien-être collectif. Le gouvernement est d’ailleurs très protecteur de sa population dans bien des domaines comme la santé, l’emploi, etc. Prévenance et surveillance étroite vont de pair à Singapour.
Ce mode de fonctionnement paraît difficilement transposable en Europe. Il suffit de se rappeler les débats sur la vaccination contre la Covid19…
Des règles et normes bien acceptées dans les transports
Dans les transports, ces éléments culturels rendent possible ce qui paraîtrait difficile en France. La signalétique foisonne et abreuve les voyageurs de nombreuses injonctions (cf. photos).
Les essais et tests pour désengorger telle ou telle ligne ou lisser le pic dans les transports sont finement ciselés et s’enchaînent rapidement, quand il faudrait plusieurs mois et un dispositif de communication massif en France pour espérer obtenir le moindre résultat.
Bien entendu, l’accès au métro se fait par de simples portillons, puisque frauder ne viendrait à l’idée de personne. Une queue respectée est organisée pour entrer dans le bus. Et il n’est pas rare de voir des personnes poser leur téléphone portable sur le siège d’à côté ou ouvrir leur portefeuille dans le métro pour compter leur monnaie…
Dans le métro, des films de sensibilisation aux bons comportements à adopter en cas d’attentat ou de vol passent en boucle.
Dans les VTC, les chauffeurs peuvent dénoncer un passager qui tousserait mais ne porterait pas le masque (dans ce cas le passager reçoit un sms de la compagnie lui proposant de prendre un rendez-vous chez le médecin). Ils peuvent même exclure le passager du véhicule.
Singapour, la ville du quart d’heure pensée dès les années 70
La cité-État est devenue indépendante en 1965, suite à un rejet de la péninsule Malaisienne en raison d’un nombre trop important de conflits entre les différentes ethnies présentes. Singapour était composée à l’époque essentiellement de bidonvilles, sans eau courante ni installation sanitaire, ni électricité.
Les membres de Futura-Mobility a eu la chance exceptionnelle de rencontrer le Dr Liu Thai Ker, l’urbaniste en charge de façonner la ville de Singapour en lien étroit avec le premier ministre Lee Kuan Yew qui a régné jusqu’en 1990. Dans les années 1960, plusieurs principes ont été rapidement érigés et ont servi de guide aux opérations : une approche humaniste pour que la ville réponde aux besoins des habitants, une approche scientifique pour que la technologie soit au service de la population et des yeux d’artiste pour apporter de la ‘romance’ à la ville, pour susciter l’amour de la cité.
Très vite, la terre a été rachetée à 100% par l’État ce qui lui a permis d’avoir les mains libres sur l’urbanisation. Les bidonvilles ont été vidées de leur population par le Housing and Developpement Board. Aujourd’hui 80% de la population singapourienne est logée dans ces grands buildings, avec un soutien de l’État pour en acquérir la propriété.
De grandes zones naturelles ont été préservées, notamment à l’ouest de la péninsule. Les réserves naturelles, parcs et espaces verts urbains représentent environ 28% de la surface de Singapour. Le reste de la ville est très vert, une loi obligeant par exemple tout promoteur à retrouver en vertical ou sur le toit la même surface en espace vert que la surface au sol artificialisée par le bâtiment. Certaines structures comme l’hôtel Parkroyal Collection Pickering ont même une surface de jardin doublée par rapport à la surface au sol.
Le modèle des routes est standardisé avec deux allées d’arbres présentes.
Pour ce qui restait urbanisable, Liu Thai Ker a segmenté la ville en régions administratives, elles-mêmes divisées en zones de développement urbain (les ‘new towns’), qui sont séparées en quartiers. Dans chaque ‘new town’ est positionné un centre, ainsi que dans chaque quartier.
Dans chacun de ces quartiers, ont été rendus accessibles les services de base, ainsi qu’implantés des logements d’habitation et des lieux d’activités (bureaux, zones commerciales, industries…). Comme le dit Dr. Liu Thai Ker, « si vous ne proposez pas de services de proximité, vous créez beaucoup de flux entre des zones habitées d’un côté et des zones de travail ou commerciales de l’autre. Nous voulions limiter les déplacements pour éviter la congestion. » Singapour a donc inventé et construit la « ville du quart d’heure » bien avant le 21ème siècle !
Le réseau routier a également été pensé avec cinq niveaux de routes qui irriguent les quartiers : ‘expressway’, ‘major arterial road’, ‘minor arterial road’, ‘local road’ et ‘service road’. Les livraisons urbaines ne peuvent être réalisées que dans les dernières, les ‘service roads’, pour ne pas gêner la circulation.
Côté transports publics, les centres des ‘new towns’ sont reliés par le métro (MRT = Mass Rapid Transit) à partir des années 1985. Les quartiers sont irrigués par des bus reliés aux stations de métro. « Les lignes de bus donnent de la flexibilité, car on peut modifier les itinéraires ou la fréquence si nécessaire », explique Dr. Liu Thai Ker.
La présence des voitures est très réglementée. Le nombre de licences autorisant la possession et la conduite d’un véhicule à Singapour est limité et celles-ci sont octroyées pour 10 ans seulement. Leur prix est exorbitant, tout comme la taxe imposée sur les voitures importées (120% !). Acquérir une voiture à Singapour coûte ainsi au moins trois fois le prix de la voiture neuve. A cela s’ajoute une taxe de circulation biannuelle et un péage urbain (ERP = Electronic Pricing Road), le premier au monde, mis en place en 1975. Le péage fonctionne avec un boîtier GPS du gouvernement installé dans chaque véhicule, incitant en temps réel les conducteurs à éviter telle ou telle route encombrée, sur laquelle le passage sera plus cher. La facturation est automatique. Ainsi à Singapour, peu de personnes ont des voitures personnelles. Les services de VTC ou taxis sont par contre extrêmement utilisés et disponibles.
Singapour, une terre d’expérimentation pour les innovations
Le gouvernement singapourien fait beaucoup pour attirer les investissements étrangers. Ainsi, entre le niveau de sécurité élevé, l’absence de corruption, les incitations fiscales, l’anglais parlé par tous, nombre de multinationales ont positionné leur siège pour l’Asie à Singapour. L’instabilité de Hong-Kong amène depuis quelques années des sièges, de banque notamment, à changer d’implantation au profit de Singapour, ce qui génère d’ailleurs des tensions sur les prix localement et sur les salaires.
Le système éducatif singapourien est basé sur la mémorisation. Les mathématiques sont traditionnellement une force du système éducatif. L’enseignement pousse peu à l’analyse, la prise de recul et donc aux capacités d’innovation. Ce qui est somme toute assez cohérent avec un régime politique strict… Néanmoins, les deux universités principales essaient aujourd’hui d’adapter les compétences des étudiants au marché de l’emploi. Attirer des talents étrangers permet également un transfert de compétences.
Le marché de l’emploi est très tendu à Singapour car le gouvernement pousse les entreprises à employer en priorité des singapouriens. Cette incitation est surveillée et les entreprises sont segmentées en 3 catégories d’une « watch list » : liste blanche, grise ou noire selon leur degré de conformité. Les entreprises en liste noire n’ont pas le droit d’embaucher ! Les singapouriens compétents sont donc des ressources rares, chères, et jouent de cet avantage pour changer éventuellement d’entreprise. Il est très difficile pour les entreprises de recruter. L’entreprise H3 Dynamics, rencontrée également lors du voyage, a par exemple du délocaliser une partie de ses activités à Toulouse en France, pour arriver à étoffer son équipe.
La population est très technophile et adopte ainsi rapidement les innovations. Le gouvernement autoritaire permet de mettre en place rapidement des expérimentations, tout en étant très friand des retours d’expérience de la population et des entreprises innovantes. Les membres de Futura-Mobility ont par exemple rencontré l’entreprise Volocopter. Singapour sera, avec Paris pour les Jeux Olympiques de 2024, le premier territoire à tester, sur un circuit touristique puis sur une liaison avec la Malaisie, le e-vtol allemand, au début toujours avec un pilote pouvant reprendre la main en cas de souci.
Le territoire reste donc très innovant, plutôt en facilitant les tests pour les innovations venues de l’étranger.
Ainsi Singapour semble difficilement pouvoir servir de modèle pour les démocraties européennes, mais est clairement engagée vers la digitalisation et l’innovation technologique.