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Bienvenue à Stadium City !

Par : Anne-Caroline Paucot 28 mai 2019 no comments

Bienvenue à Stadium City !

Mikalia et Raouf se néotransportent à Pékin et découvrent la première « stadium city ».

Raouf n’est pas dans la course de cette nouvelle mobilité.

– Raouf, prêt pour une balade dans la nouvelle mobilité ? demande Mikalia.
Raouf hoche de la tête en signe d’acquiescement. Il est partant pour toutes formes de mobilité en compagnie de Mikalia. Pas de deux, tangos chauds, valses torrides… Il envisagerait même d’arrêter sa mobilité sentimentale chronique pendant quelque temps.
– Nouvelle mobilité, nouvelle vague, nouvelle cuisine, nouveau roman… Le nouveau est souvent très ancien, ajoute-t-il pour ne pas montrer son trouble.
– Le nouveau peut aussi être vraiment nouveau, répond Mikalia. Cela permet par exemple de rêver à l’homme nouveau.
– Vaste programme ! Qu’est-ce qu’un homme nouveau pour toi ?
– Un homme qui sait parler aux mouches et exprimer ses sentiments.
L’affaire n’est pas gagnée pour Raouf sauf si, dans le monde de la nouvelle mobilité, on dispose de traducteurs pour converser avec les mouches. Ce problème réglé, il restera le plus complexe pour lui : réussir à exprimer ses émotions.

Mikalia est découvreuse. Son boulot est de faire découvrir des innovations, dispositifs, concepts, « machins » à des journalistes, investisseurs, personnes influentes. Elle leur chuchote dans les oreilles pour que leur cœur s’emballe pour le « machin ». C’est une professionnelle hors pair. Sous la torture, elle avouerait néanmoins qu’elle rêve surtout de découvrir l’homme qui aurait un cœur qui batte à l’unisson avec le sien.
– Le nouveau, c’est complexe, grommelle Raouf aux prises avec ses pensées.
– La nouvelle mobilité est un concept simple, répond Mikalia. Hier la mobilité était pensée en termes mécaniques. Elle était centrée sur les machines qui transportent les hommes. Voitures, trains, avions… Les véhicules devaient être de plus en plus rapides, économes, propres, silencieux… La nouvelle mobilité change son fusil d’épaule en se recentrant sur l’homme. La priorité est que la ville lui permette de se mettre en mouvement. On passe des transports aux tran-sports… Les sports guident la manière dont on se déplace dans la ville.
Raouf regarde Mikalia et hésite à applaudir cette présentation digne d’un expert des années tables-rondes et séminaires soporifiques sur la transition numérique, énergétique, diabolique et autres tics de la rugissante modernité.
– Donc, ta nouvelle mobilité consiste à revenir à la mobilité préindustrielle, c’est-à-dire sans moteur, dit Raouf. L’homme se déplace avec son attirail de base : ses jambes… L’idée de revenir en arrière pour aller de l’avant a son charme. On pourrait utiliser les pigeons voyageurs pour envoyer des SMS ou abandonner les algorithmes de rencontre pour revenir aux bals du samedi soir.

Mikalia comprend qu’il est temps de confronter Raouf à la réalité de la nouvelle mobilité. Elle l’invite donc à prendre place dans une cabine de téléportation visio-sensorielle. En un clic, ils se retrouvent à Pékin.
– Bienvenue à Pékin, dit Mikalia.
– C’est fou. Je sais que je suis ici, mais j’ai vraiment l’impression d’être là-bas, dit Raouf.
Si Raouf a bien compris que cette néoportation ne fait pas partie de la nouvelle mobilité beaucoup moins technologique, c’est pour lui vraiment nouveau comme déplacement.
– On dirait un grand stade !
– Pékin est la première « stadium city ». Les autoroutes et les artères de la ville ont été divisées en couloirs. Chaque couloir est réservé à un type de mobilité.
Mikalia se lance dans une description précise. À part quelques couloirs pour les robots de livraison, les routes sont occupées par des sportifs. Ils marchent, galopent, cavalent, détalent, trottinent, lambinent, pédalent, glissent, roulent dans des couloirs spécifiques.
– Où vont tous ces hommes et ces femmes ? demande Raouf. Peut-être nulle part… Ils marchent juste pour marcher. C’est pour cela qu’ils y mettent tant de détermination.
– À cette heure de la journée, ils vont au travail, dit Mikalia. Les entreprises ont remplacé la voiture par la basket de fonction. Elles offrent une paire de baskets et un abonnement à des douches-vestiaires connectées à leurs collaborateurs. Lorsque les sportifs arrivent au vestiaire proche de leur lieu de travail, ils trouvent leurs vêtements de ville qui ont été transportés par drones. Quand ils repartent du boulot, leur tenue de sport du matin a été lavée… On dirait que cela te laisse perplexe.

Raouf est surtout sans voix. On le comprend. Il est dans une cabine de néoportation visio-sensorielle avec une femme avec qui il aimerait vivre une proxi-sensation corporelle. Elle lui présente un spectacle d’horreur. Même si c’est politiquement incorrect, il ne supporte pas que les rues soient envahies par des sportifs. Il considère que les coureurs sont des clones des conducteurs de voitures d’antan. Ils paradent pour exhiber leur mécanique emballée dans des déguisements fluo portant atteinte à la dignité de l’homme. Obsédés par leur forme et leur corps, ils ne peuvent parler que de leurs performances. Le problème est que s’il veut conquérir Mikalia, il ne doit pas la blesser avec des remarques acerbes.
– Les marcheurs et les coureurs vont tous dans le même sens. Comment font-ils quand ils ont oublié quelque chose ?– C’est impossible. Tous leurs objets sont connectés. Lorsqu’ils quittent leur appartement, des alertes leur signalent s’ils ont oublié des choses nécessaires pour leur journée.
– S’ils ont oublié d’embrasser leur compagne, est-ce qu’il y a aussi des alertes ?
Mikalia est déstabilisée par les interrogations de Raouf. Comme elle aborde cette nouvelle mobilité de manière globale, elle ne les avait pas envisagées. Pendant ce temps, Raouf continue sur sa lancée.
– Si un homme dépasse une femme et est foudroyé par sa beauté, comment fait-il pour ralentir et continuer le trajet avec elle ? Comment peut-on faire le coup de la panne pour déclarer sa flamme ?

Pour arrêter les divagations de son compagnon de voyage, Mikalia reprend son laïus en racontant l’origine de la « stadium city ».
– Tout a commencé par des marathons. À l’époque, la ville était tellement polluée que les coureurs portaient des masques. Les images de ces hommes et femmes masqués ont fait le tour du monde. Les autorités chinoises ont pris alors conscience qu’on ne pouvait plus continuer comme cela. Elles devaient faire quelque chose pour dépolluer la ville et permettre aux habitants de bouger sans risquer de mourir. Le deuxième coup de pouce fut les Jeux olympiques. La priorité des autorités étant d’avoir des retombées sportives pour les habitants, elles eurent l’idée de pratiquer les compétitions dans la rue et non dans des stades.

Raouf est perdu. Il ne peut pas entamer une relation avec Mikalia en lui disant que la « stadium city » le fait frissonner. Doit-il lui mentir ou lui dire la vérité ? Il sourit intérieurement. Sa situation est si anachronique : il est néoporté dans un nouveau monde et il se pose des questions vieilles comme le monde.
– Que penses-tu de la « stadium city » ? C’est génial ? dit Mikalia en indiquant clairement la réponse qu’elle attend.
– La dépollution de la ville est très positive. J’ai aussi quelques doutes. J’ai l’impression que ta ville de rêve a supprimé le rêve. On ne peut plus avoir d’aventure au coin de la rue, car les couloirs arrondissent les angles. Si l’homme de la rue est en short et en basket, la mode et la culture seront à la rue.
– Je vois. Tu préfères les villes avec des camions kamikazes, des voitures bruyantes et polluantes, des métros bondés, des trottoirs ridicules, des meurtres à tous les coins de rue, dit Mikalia pour défendre sa chapelle.
– Je n’apprécie aucune dictature et celle du sport non plus. Dans la rue, j’ai envie de pouvoir aller vite ou doucement, m’arrêter, m’asseoir sur un banc pour me plaindre ou m’étonner, retourner sur mes pas et pourquoi pas aussi, courir.

C’est dit. Mikalia semble ne pas apprécier. Elle opère sur-le-champ un clic pour retourner dans leur ancestrale « smart city ». Mais, en descendant de la cabine, Raouf l’entend dire :
– Cela te dirait qu’on dîne ensemble un soir ?

© Olivier Fontvieille