Hyper flop dans l’Hyperloop
By: Anne-Caroline Paucot
Partager cette publication
Catégories :
Mots-clés :
Hyper flop dans l’Hyperloop
Loara a pris place à bord de l’Hyperloop pour
rencontrer son âme soeur.
À Belgrade, Lance monte.
Ce petit-fils d’un célèbre coureur cycliste
a un séduisant petit vélo dans la tête.
– Bonjour.
– Bonjour, répond Loara sans lever la tête d’un formulaire de réclamation digne d’une administration prénumérique.
– Vous lisez Schumpeter, dit le nouveau venu en voyant un livre posé. C’est amusant !
– J’aime bien Schumpeter, répond Loara.
Loara apprécie particulièrement le principe de destruction créatrice de l’économiste d’avant-hier. C’est sympa de savoir que lorsqu’on détruit une chose, une autre la remplace. Mais elle aimerait surtout que ce principe s’applique à sa vie.
Depuis presque deux ans, sa vie se résume à manger des séries, à avaler de la téléréalité et à ruminer son malheur de devoir dormir dans un lit vide.
Un soir, après avoir découvert Schumpeter, elle décide de détruire ses économies pour faire le « Tour du monde de l’amour ». L’affaire garantissait une reconstruction créatrice de bonheur. Les concepteurs avaient mis dans le package 100 000 kilomètres en Hyperloop et une sensible intelligence artificielle permettant de rencontrer les hommes les plus idéalement connectés à soi.
– Je me suis toujours demandé si l’Hyperloop était plus rapide que la vie, dit l’homme.
Loara le regarde. Depuis, le début de son périple, c’est le 174e ou 175e homme qui s’assied en face d’elle. Elle ne sait plus. Elle se souvient juste qu’ils tiennent tous les mêmes propos.
Ils commencent par la séquence géo : « Vous habitez où ?… Paris, la tour Eiffel, les baignades dans la Seine… J’aime beaucoup Paris ». Après cette introduction d’une tonitruante originalité, ils enchaînent avec leurs commentaires sur l’Hyperloop : « 1 000 kilomètres à l’heure, on peut critiquer, dire ce qu’on veut, mais ça va vite. Quand nous partons, nous sommes déjà arrivés… Le monde est devenu un village. L’Hyperloop a aboli les frontières… »
Elle a ensuite eu le droit à l’humour qui tue : « L’Hyperloop, c’est comme un corbillard. Il n’y a pas de point mort », puis aux discours néo-publicitaires : « L’amour est un accélérateur de la vie. Alors quoi de plus logique que d’embarquer dans un Hyperloop pour le trouver ? » Si la conversation dure, elle a droit aux réflexions scientifiques : « L’intérêt de l’Hyperloop est d’aller à vitesse constante. Cela permet aux passagers de ne pas confondre vitesse et précipitation… Restons pragmatiques, quelle que soit la vitesse à laquelle l’on circule, cela ne change pas la vitesse de la lumière ».
À ce stade des échanges, Loara a des envies de meurtre. Dans le questionnaire, elle avait bien précisé qu’elle voulait être surprise et que rien ne l’ennuyait plus que les propos convenus.
Le programme Tour du monde de l’amour a été conçu par un joueur. Quand on n’a pas le coup de foudre, on descend et on prend un autre Hyperloop. Si on a fait trois tronçons ensemble, on peut lancer une invitation à dîner. Depuis son départ, Loara a fait juste les trois tronçons d’un Paris-Tunis avec le même homme. À l’arrivée, il pleuvait, alors elle a refusé son invitation et a continué sa route.
– Vous avez remarqué que lorsqu’on ne sait pas où l’on va, la vitesse de déplacement importe peu ?
Loara lève la tête. Depuis qu’elle a perdu sa certitude de rencontrer l’homme de sa vie, elle n’est plus du tout impressionnée par la vitesse de l’Hyperloop.
– Je vous parle. Honte à moi. Je ne me suis pas présenté. Je suis Lance Amstrong.
– Lance Amstrong ? Ce nom me dit quelque chose.
– Je suis le petit-fils d’un célèbre coureur cycliste. J’ai juste un petit vélo dans la tête qui me fait parfois pédaler dans la semoule.
– Vous voulez dire que vous êtes…
Loara hésite.
– Fou ! Oui, assez pour aimer un peu, beaucoup, passionnément la vie.
Loara clique sur le formulaire de réclamation pour le faire disparaître. L’homme qu’elle attendait est là. L’intelligence artificielle a vu qu’elle est un peu diesel. Elle a décidé de faire chauffer sa sensibilité amoureuse trop longtemps restée en période de glaciation.
– Quand on a un petit vélo dans la tête, on aime l’Hyperloop ?
– Je cocherais la case « c’est compliqué ». Comme on est là et ailleurs presque en même temps, c’est un peu angoissant pour ceux qui ne sont pas des super-héros. Tu veux aller à New York. Tu es content. Tu as prévu ce que tu vas dire à la statue de la Liberté. Un peu tendu, tu t’assoupis et tu te retrouves en Amérique du Sud. Là, tu es comme un triple idiot, car tu n’as pas ton sombrero. Tu repars sans briser la glace avec les locaux et tu te retrouves à discuter avec les ours polaires. À cette vitesse, il n’est pas étonnant que certaines personnes aient de la fuite dans les idées !
Loara a le coeur qui balance quelques bangs bien rythmés. La manière dont Lance Amstrong parle du voyage a vraiment de l’allure.
– Cinquante-quatre heures dans l’Hyperloop. Eh bien vous aimez vraiment cela ? dit Lance.
Loara regarde et s’étonne de ne pas voir s’afficher la fiche de son interlocuteur sur la vitre de l’Hyperloop. Normalement, il y a des informations sur les hommes du programme rencontre Tour du monde de l’amour. C’est sans doute un des nombreux bugs dus à ces passages d’un pays à l’autre. Quand elle est passée au Vietnam, le traducteur simultané a dérapé. Les propos de son interlocuteur ont été traduits dans une langue exotique non identifiée.
– C’est juste que j’aime aimer, se contente de répondre Loara. Et vous, qu’est-ce que vous aimez ?
– Moi, j’aime prendre mon temps à bras le corps. Le temps mûrit les choses. J’aime attendre le printemps pour voir les premiers bourgeons.
Loara boit ses paroles. Elles sont si décalées dans ces capsules qui filent à mille à l’heure dans un tube.
Belgrade, Dubaï, Delhi, Bangalore… Quatre stations, elle a gagné le jackpot. C’est donc dans cette ville qu’elle va passer la première nuit de sa nouvelle vie.
À l’annonce de l’arrivée, Lance se lève. Loara fait de même. Il l’aide à récupérer ses bagages. Sur le quai, elle a le sourire aux lèvres. Elle se demande où il va l’emmener. Le programme Tour du monde de l’amour a prévu des chambres dans des hôtels de luxe, mais cet original peut avoir une autre idée.
C’est à cet instant que le téléphone de Lance sonne et qu’elle l’entend dire :
– Oui, chérie, tu n’imagineras pas, mais je suis déjà de retour… J’ai pris l’Hyperloop… Je n’ai rien payé. Un homme m’a donné son pass. Il participait à une chasse à l’amour et en avait assez de s’ennuyer à 1 000 sous de l’heure.
Loara comprend qu’elle est train de vivre pas moins qu’un hyper flop. Elle s’assied sur un banc et prend le temps de pleurer.