Patrick Jeantet : industrie – mars 2019
Patrick Jeantet : industrie – mars 2019
« Nous ne vivons pas dans un monde post-industriel. Si on considère les défis que l’industrie doit relever à l’avenir, les gagnants seront ceux qui arriveront faire converger le digital et les systèmes complexes. »
Dans Les nouveaux industriels, publié en mars 2019, Patrick Jeantet, président-directeur général de SNCF Réseau, remet en cause les débats actuels sur la désindustrialisation, le « tout numérique » et la fin du travail. Au contraire, il pense qu’il faut réinventer les stratégies industrielles. Allant à l’encontre de la vision dominante sur le déclin de l’Europe, sa vision contribue aux discussions sur l’avenir de l’économie européenne dans un monde numérisé.
En mars 2019, pendant la journée “moonshot day” organisée avec JEDI à Paris, Joëlle Touré, Déléguée Générale de Futura-Mobility, a rencontré M. Jeantet pour en savoir plus…
JT: Pourquoi avoir écrit Les nouveaux industriels?
PJ: Je veux revisiter plusieurs idées. Je suis convaincu que l’industrie demeure un moteur essentiel du progrès économique et social au XXIe siècle et que nous ne vivons pas dans un monde post-industriel. C’est une idée fausse suggérée par certains chiffres comme la valeur en bourse de certaines entreprises. Il y a vingt ans, peut-être cinq ou six entreprises industrielles se classaient parmi les dix premiers groupes mondiaux. Aujourd’hui, elles sont dépassées par des entreprises numériques.
Pourquoi la part du PIB des entreprises industrielles a-t-elle diminué alors que la productivité de l’industrie est colossale ?
En termes de volumes, l’industrie produit évidemment beaucoup ! Prenons par exemple les économies allemande et américaine. En Allemagne, l’industrie génère environ 28% du PIB et cette part est restée plus ou moins stable au cours des deux dernières décennies. Entre-temps, aux États-Unis, elle a considérablement diminué, passant de 23 % à 19 %. La balance commerciale de l’Allemagne est positive à 7% en termes de PIB, contre 5% aux Etats-Unis.
Ces chiffres montrent que l’Allemagne est un véritable pays industriel, mais ce n’est pas le cas des Etats-Unis aujourd’hui. Ils nous enseignent également que l’industrie est vitale pour les économies nationales. J’insiste sur ce point dans mon livre parce que les médias se concentrent trop sur les technologies virtuelles et les outils numériques.
JT: Comment l’industrie peut-elle se réinventer pour répondre aux grands défis mondiaux ?
PJ : En ce qui concerne l’avenir et les défis auxquels l’industrie est confrontée, les gagnants seront ceux qui réussiront à faire converger les systèmes virtuels / numériques et les systèmes complexes. La capacité des groupes industriels résident dans la gestion de systèmes complexes.
Prenons l’exemple de Vélib à Paris. Une start-up a gagné l’appel d’offres lancé en 2016 pour le renouvellement du service [confié jusqu’alors à JCDecaux]. Ensuite beaucoup de difficultés d’ordre industriel sont apparues à la mise en place des nouveaux vélos. Alors que c’était une bonne idée de faire appel à une start-up pour le renouvellement des vélos, le déploiement de cette nouvelle technologie dans les rues de Paris fait appel à un système complexe que la jeune pousse n’a pas su gérer correctement.
Maintenant, le système est mis en place et il fonctionne. Mais cela montre bien la nécessité d’être en capacité de gérer des systèmes complexes et de tirer parti des technologies numériques ; une double compétence qui, je crois, est essentielle pour l’avenir de l’industrie.
C’est exactement ce que font les GAFA. Amazon est l’une des plateformes numériques qui a le plus de succès aujourd’hui. C’est le leader mondial de la logistique, certainement en raison de la qualité de sa livraison. L’analyse de son parcours de développement montre bien comment l’univers virtuel évolue pas à pas vers le monde industriel.
De même pour Google et sa Google Car développée à Phoenix – même si elle est encore en phase de test, je pense que ce type de véhicule fera partie de la mobilité de demain. Mais surtout, Google produit actuellement ses propres puces pour les adapter au mieux à ses algorithmes d’Intelligence Artificielle. Ainsi, Google combine « software » et « hardware ».
Donc vous voyez, même si la France et l’Europe ont certainement perdu la première bataille industrielle, celle du B2C – dominé par les Etats-Unis et bientôt la Chine – nous avons aujourd’hui l’opportunité de gagner la bataille du B2B, celle du digital industriel.
JT : Dans Les nouveaux industriels, vous parlez de l’e-industrie comme de l’outil principal de ce processus de réindustrialisation. Pouvez-vous nous en dire plus ?
PJ : Oui, ma pensée derrière ce concept « d’e-industrie » est basée sur trois principes directeurs.
Le premier est l’évolution – comment les entreprises existantes peuvent gérer et améliorer leurs produits de base, qui génèrent généralement la majeure partie de leur chiffre d’affaires, tout en développant en parallèle des innovations de rupture ; des innovations de rupture qui, avec le temps, tueront très probablement les activités et les produits de base.
Ce processus évolutif est un défi de gestion et représente une sorte d’énigme de gestion, puisqu’il signifie avoir au sein d’une même organisation :
– des gestionnaires et/ou des ingénieurs qui développent et continuent d’améliorer les produits ou les activités de base, par exemple un train à grande vitesse,
– une autre équipe qui investit et dépense beaucoup d’argent, généré par les produits de base pour développer de nouveaux produits ou activités qui pourraient même finir par tuer les produits de base.
Pour relever ce défi, vous avez besoin d’un leader fort et charismatique à la tête de l’entreprise. Il ou elle doit développer une vision permettant de faire avancer ces deux mouvements en parallèle et en harmonie ! Ce n’est pas une tâche facile, car ceux qui travaillent dans le domaine des produits de base déplorent souvent : « Regardez ce projet d’innovation. Ils y brûlent de l’argent pour rien, sur des choses qui, neuf fois sur dix, échoueront ».
C’est la raison pour laquelle je pousse SNCF à explorer d’autres technologies que la grande vitesse. L’entreprise a déjà pris des parts dans Hyperloop, mais pas assez à mon avis ! J’aimerais que nous explorions davantage la technologie de la lévitation magnétique (Maglev), car elle pourrait bien faire un retour en force. Je ne sais pas, je n’en suis pas sûr, mais si elle s’avérait devenir une solution de transport du futur, elle coûterait moins cher que le train à grande vitesse. Nous devons maîtriser cette technologie.
En mai 2016, Hyperloop One a terminé un premier tour de table de 80 millions de dollars avec l’entrée de nouveaux investisseurs, dont Western Technology Investment, 137 Ventures, Fast Digital, Khosla Ventures, GE Ventures et SNCF.
La connaissance des plateformes numériques fait également partie de ce principe d’évolution.
Il y a une vingtaine d’années, lorsque la SNCF a développé son site de réservation de billets voyages-sncf.com[rebaptisé OUI.sncf en 2017], elle a créé une équipe totalement indépendante des autres métiers de l’entreprise, notamment de la vente de billets en gare. À l’époque, il y a eu un tollé parce que les gens craignaient que le site Web ne mette tout le personnel de billetterie au chômage. Mais le projet a finalement abouti car l’équipe de développement était directement rattachée au PDG de la SNCF.
Aujourd’hui, nous voulons créer une plateforme numérique intégrant tous les modes de transport [Oui.sncf, nouvelle version lancée en juin 2019], une plateforme qui deviendra l’outil de choix pour les voyages multimodaux, c’est-à-dire intégrant les transports publics, le rail, la billetterie, la planification des voyages, les préférences personnelles, etc.
L’équipe qui développe actuellement cette plateforme est rattachée au service TGV de la SNCF. À mon avis, c’est discutable. Si, à l’avenir, Trenitalia [opérateur ferroviaire italien] commence à exploiter la ligne à grande vitesse entre Paris et Lyon, ce service sera-t-il inclus sur la plateforme SNCF ? De telles questions ne doivent pas être ignorées. La réponse à cette question a bien sûr des conséquences organisationnelles.
Cela nous amène au principe directeur numéro deux – la nécessité d’adopter une approche organisationnelle différente pour travailler sur l’innovation. Cela implique d’avoir une équipe multidisciplinaire et de cultiver l’engagement.
Vous devez gérer l’ancienne et la nouvelle école avec harmonie, autant que faire se peut. Car ce n’est pas une tâche facile !
Traditionnellement, lorsqu’on travaille sur l’innovation dans une entreprise comme SNCF, on met en place un grand bureau d’études, on engage des responsables de programmes, puis on développe son TGV. Le processus prend beaucoup de temps. Pour rester compétitif aujourd’hui, l’approche doit être complètement différente et impliquer une équipe multidisciplinaire avec des personnes provenant de secteurs différents du rail. C’est le cas aujourd’hui alors que nous développons le train autonome, qui est beaucoup plus complexe qu’un simple train automatique [comme dans les métros].
SNCF travaille avec l’industrie automobile parce que celle-ci a déjà développé des innovations que nous n’avons pas. Ce type d’approche pluridisciplinaire est aujourd’hui incontournable.
Il faut aussi cultiver l’engagement, encourager les salariés et l’ensemble de l’écosystème de l’entreprise –partenaires, pouvoirs publics – à s’impliquer. Le changement culturel favorise l’innovation.
Troisièmement, pour cette e-industrie, il est important d’industrialiser et de créer des solutions sur mesure en collaboration également avec les clients. Les deux aspects sont vitaux pour l’avenir de l’industrie.
JT : Vous parlez aussi de « Low carbon by design » [faible émission de carbone par conception]. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
PJ : Le monde est confronté à des défis majeurs face à l’augmentation des émissions de CO2 et au changement climatique. Dans l’industrie, ce que vous imaginez dès la conception est beaucoup plus efficace que ce que vous ajoutez ou modifiez par la suite. C’est très simple. L’industrie doit toujours garder cela à l’esprit. Par exemple, Alstom et Bombardier développent aujourd’hui des trains équipés de batteries et de piles à hydrogène. Mais la mise en service de ces nouvelles technologies passe par l’adaptation des trains déjà en service.
Bien sûr, c’est une bonne chose aujourd’hui. Néanmoins, il s’agit d’un exemple d’ajout que nous devons essayer d’éviter à l’avenir en pensant « low carbon by design ».
Selon le cahier des charges de SNCF pour son TGV de nouvelle génération, le TGV 2020, le constructeur Alstom doit concevoir un train qui non seulement doit coûter 20 % moins cher à l’achat et à l’exploitation que le précédent, mais qui doit également consommer 20 % d’énergie en moins.
JT : De quoi l’Europe a-t-elle besoin pour réinventer son modèle industriel ?
PJ : Au niveau de l’Union européenne (UE), la politique industrielle n’est pas assez forte. Nous avons réussi à créer Airbus, mais l’échec de la fusion Siemens et Alstom éclaire nos faiblesses.
Si vous regardez les États-Unis, depuis que le pays a décidé de ne pas démanteler Microsoft, il est devenu beaucoup moins idéologique. Oui, il lutte toujours contre les monopoles, mais avec les intérêts nationaux d’abord et avant tout à l’esprit. Ce n’est pas ce que nous faisons aujourd’hui en Europe. J’espère que la situation va changer. Nous avons besoin d’une politique industrielle européenne. Il devrait y avoir plus d’initiatives comme JEDI pour l’innovation de rupture.
JT : Vous voulez que les groupes industriels se réinventent. Dans quelle mesure cette vision est-elle réaliste ? Et qu’en est-il des chances de l’Europe de relever ce défi ?
PJ : La jeune génération est une force motrice et ce sont des natifs du numérique. Je ne veux pas dire par là qu’ils ont des smartphones en main, mais qu’ils vivent la culture du monde numérique, c’est-à-dire la prise de risque, l’orientation client, l’ouverture d’esprit.
Ce que je veux, c’est que le monde « traditionnel » de l’industrie s’adapte à cette ère numérique en adoptant cet état d’esprit. Rassembler les « digital natives » et le « vieux monde », dont je suis originaire, s’avère très intéressant et pourrait s’avérer très positif !
À l’heure actuelle, trois grandes régions se disputent la suprématie de l’industrie. Il y a l’Amérique du Nord, qui était dominante mais qui perd du terrain – pas nécessairement à cause des politiques de Trump, avant lui Obama était beaucoup plus dur. Il y a ensuite la Chine et l’Asie de l’Est, qui connaissent une croissance rapide.
Face à ces pressions, l’Europe doit maintenant prendre son destin en main. Le problème, c’est que nous n’avons pas une fédération d’Europe, mais des pays individuels. Par ailleurs, la politique européenne de ces deux dernières années s’est essentiellement concentrée sur le Brexit. L’Europe a besoin d’une intégration de type fédératif plutôt que de chamailleries constantes à propos de normes différentes, de systèmes fiscaux différents, etc.
L’écho de l’Europe : une politique commerciale à réinventer ?
JT : Comment la France peut-elle se positionner dans ce nouveau monde industriel ?
PJ : La France a des ingénieurs fantastiques ! Beaucoup d’entre eux sont partis aux États-Unis, ce qui est dommage, mais pas tous. Avec d’autres pays européens, nous avons une longue histoire de formation de qualité pour les ingénieurs, ce qui nous place en position de force, car l’éducation est la base de tout. C’est l’avenir.
Désormais, pour être efficaces, nous devons nous organiser au niveau de l’entreprise, au niveau national, au niveau européen.
Nous devons encourager la rencontre de mondes qui peuvent paraître contradictoires, comme le rail et l’aéronautique, le rail et les télécommunications, l’industrie et les services. L’implication dans des organisations comme le think tank Futura-Mobility [SNCF Réseau est membre fondateur] est un autre moyen de rapprocher ces différents mondes.
Je pense que la France a de bonnes chances de se positionner dans ce monde industriel en mutation. Mais le pays doit apprendre à aimer son industrie et à s’y engager. Pour adopter pleinement la modernité numérique, nous avons besoin d’usines et de start-up ! Sans une action rapide, la Chine et les États-Unis prendront le leadership industriel. Nous avons la carte de la réinvention dans notre manche – les nouveaux industriels gagneront la bataille du leadership.
« L’entreprise du futur sera celle qui saura faire converger le réel et le virtuel pour créer des systèmes complexes au service de ses clients, au service des personnes » – Patrick Jeantet