Le Transport Demand Management
Le Transport Demand Management
Par Joëlle Touré, déléguée générale, Futura-Mobility
31 mai 2022 – Futura-Mobility a organisé une conférence avec des intervenants de 5 pays différents et de très haut niveau sur le thème du « Transport Demand management ». La séance, menée en anglais, a permis se poser la question de la gestion des flux de transport en milieu urbain, en mode « top down ».
Il ne s’agit pas ici de la mobilité servicielle – Mobility as a Service qui consiste à proposer aux voyageurs les différentes options d’itinéraires – mais véritablement d’orienter les flux dans la ville pour rendre la circulation plus fluide, réduire les émissions de Co2 en privilégiant les modes de transports moins carbonés, limiter la pollution, et rendre les trajets de tous plus agréables. L’idée est donc d’influencer les comportements sans pour autant entraver la liberté de mouvement.
Le sujet concerne tout aussi bien le transport des passagers que le transport des marchandises et des colis en ville. Il touche tous les modes de transport sur la route, le rail, le fleuve et concerne aussi bien les modes de déplacement individuels que collectifs.
Pour des résultats durables
“Le Transport Demand Management c’est assez discret, mais cela peut être assez efficace » affirme Emmanuel Dommergues, Head of the Governance Unit and Manager of Transport Authorities & Informal Transport Committees de l’Union Internationale des Transports Publics – UITP.
Par exemple aux Pays-Bas, l’hyper-pic dans les transports en commun – les 15 à 30 minutes les plus chargées – a pu être lissé grâce un changement d’horaires dans les écoles et les universités. « Les étudiants représentent plus de 50 % des passagers aux Pays-Bas » explique Chris Beghin, conseiller stratégique de Keolis BENELUX. Et d’ajouter « l’hyper-pic est un désastre financier invisible ! […] C’est aussi une source de disruption : quand un système atteint sa capacité maximale, il devient instable en plus d’être inconfortable pour les passagers ».
Autre exemple à l’autre bout du monde, dans la ville de Sydney. Rose McArthur, Directrice du Transport and Highways at Cheshire West and Chester Council, et auparavant consultante spécialisée, a travaillé sur la décongestion de la seule voie routière de circulation Nord-Sud menant au centre-ville de Sydney et très empruntée par les employés. La ville s’apprêtait alors à démarrer 3 années de travaux pour construire une nouvelle ligne de train sur cette avenue George Street, réduisant sa capacité de 38 %. Le premier constat a révélé que 87 % de l’espace était occupé par des voitures individuelles pour seulement 35 % des navetteurs.
Par un travail étroit avec les employeurs, et en impliquant 564 entreprises dans la démarche, « le nombre de véhicules entrant dans le centre-ville de Sydney a pu être diminué de 11 % pendant l’heure de pointe du matin, et les transports en commun ont enregistré une fréquentation supplémentaire de 9 % », se réjouit Mme McArthur.
« Il faut beaucoup d’énergie pour obtenir des résultats, mais lorsque vous les obtenez, ils sont durables et tangibles », affirme-t-elle.
De nouvelles compétences pour faire changer les comportements
La mise en œuvre de telles études, incitations et mesures nécessite d’intégrer de multiples disciplines.
Mme McArthur de poursuivre : « le Travel Demand Management est une discipline vraiment bien rôdée et intégrée maintenant. Elle se concentre sur la partie souvent la plus ignorée, le changement des comportements, ainsi que sur les solutions technologiques et la création de nouvelles capacités. Elle requiert un large éventail de compétences et de contributions ».
Pour Emmanuel Dommergues en effet, « le Demand Management n’est pas seulement une histoire de gestion de données, de technologie et de mobilité, c’est vraiment un sujet qui touche à la psychologie et à la sociologie ». Ces domaines de compétences sont traditionnellement assez peu utilisés dans le monde de transports, qui restent aujourd’hui un secteur où travaillent principalement des ingénieurs issus des sciences dites ‘dures’.
Pour Mme McArthur, l’objectif est de faire changer les comportements selon quatre axes, « les 4 ‘R’ : Re-route (changer de trajet), Re-mode (changer de mode de mode de transport), Re-time (changer d’horaires), Re-duce (diminuer sa mobilité) ».
A Singapour, Priscilla Chan, Directrice de groupe adjoint en charge des transports publics de Land Transport Authority (LTA) met en avant l’approche de cette ville-État sur cette question des comportements de mobilité : « le nudge fait aussi partie du Travel Demand Management ».
Depuis 2012, de nombreux essais ont été menés à Singapour. Cela inclut l’incitation des passagers à utiliser un autre mode de transport, moins surchargée, ou à changer leurs horaires pour se rendre au travail pour lisser les pics.
Ce qui est frappant à Singapour est la finesse de la démarche. Elle vise très précisément certaines tranches horaires, certaines lignes les plus chargées, ou tel segment de la population (seniors, les actifs, etc.), pour encourager les personnes à adapter leurs habitudes de voyage. LTA utilise différents moyens incitatifs – baisse de tarifs, gratuité, récompenses financières – ou informationnels pour modifier les comportements de mobilité. Pour la route, un quota de nombre de voitures en circulation couplé à un système fin en temps réel de péage urbain permet de fluidifier le trafic.
Un conseil que peut donner Priscilla Chan sur le Travel Demand Management après des années d’expérience à Singapour : « n’ayez pas peur de tester différentes mesures ».
A Budapest, en préparation de l’Euro 2020, la stratégie a été de « créer un environnement qui encourage la distribution de la demande – en utilisant le nudging – avec les mesures incitatives et dissuasives adaptées », d’après Máté Kádasi, Transport organisation associate, BKK Centre of Budapest Transport. Les mesures dissuasives ont été par exemple la fermeture de rues à la circulation automobile ou encore des restrictions de stationnement aux abords du stade. La mesure incitative principale a été de mettre en place une communication renforcée pour expliquer aux spectateurs comment se rendre au stade avec des moyens de mobilité douce, transports en commun et marche à pied en tête.
A Londres pour les Jeux Olympiques de 2012 et à Glasgow pour les Jeux du Commonwealth en 2014, l’humour a été souvent utilisé pour mieux faire passer les messages.
Rose McArthur tient à souligner « la complexité qui se cache derrière ce message simple, du fait du grand nombre d’organisations impliquées [la mairie de Londres, les chemins de fer nationaux, le département des transports, le département des routes, Transport for London…] et de la quantité de données que nous avons dû intégrer ».
La connaissance de l’existant indispensable
Pour cette dernière, en effet, « Les données sont le point de départ de tout. Dans le cadre du Travel Demand Management, vous ne pouvez avancer que quand vous savez ce que vous devez rééquilibrer. Ensuite, vous devez comprendre votre population, segmentée par modes, par géographie, par objectif de voyage ; puis obtenir aussi ces informations avant, pendant ou après leur voyage ; enfin utiliser les bons canaux de communication qui initieront le changement avec ces voyageurs ».
Ainsi, le Transport Demand management exige de bien connaitre les flux de transport, avant d’entamer les réflexions sur une problématique dans une ville.
Par exemple, à Panama city, la mise en place d’un dispositif de compilation des données existantes, avec Mastria d’Alstom comme intégrateur, des bénéfices concrets ont pu être atteints dans le métro. En utilisant les flux de données et en mettant en place un algorithme d’Intelligence Artificielle en temps réel, le temps de trajet des passagers a été réduit de 8% et la distribution des passagers dans les wagons a été améliorée de 6%. La fréquence des trains, le sens des escalators ou le nombre de tourniquets dans les stations ont pu être ajustés de façon dynamique à la fluctuation de la demande. « Nous nous efforçons d’utiliser tous les flux de données existants, plutôt que de mettre en place de l’IoT ou des appareils qui utiliseront beaucoup de bande passante, explique David Moszkowicz Directeur du Smart Mobility Center d’Alstom. Nous avons déjà beaucoup de données, venant de nombreuses sources pour les transports en commun – par exemple en provenance de logiciels avancés comme la billetterie ou les applications de Mobility as a Service ».
L’enjeu est ensuite d’étendre la collecte des données à l’ensemble des modes de transport. A Panama city, la prochaine étape est d’intégrer les données issues du réseau de bus, du trafic routier, des places de stationnement, etc. Relever ce défi exige de casser les silos entre les modes de transport, ce qui n’est pas toujours facile ! « Cela complique la mise en œuvre parce que tout – les différents systèmes de transports – fonctionne séparément en termes de gouvernance », ajoute M. Moszkowicz.
A Barcelone, Manuel Valdés López, Manager of Mobility and Infrastructures au Barcelona City Council, travaille à une ambitieuse stratégie de transport urbain des marchandises. « Nous avons constaté un manque de connaissance global sur les activités de cette chaîne d’approvisionnement, sur toutes les autres activités de la vie urbaine et sur la manière dont elles peuvent coexister », souligne-t-il.
Un autre problème identifié à Barcelone est que le transport urbain des marchandises est un secteur très fragmenté, avec un grand nombre d’acteurs privés qui communiquent peu entre eux.
Casser les silos entre modes de transport pour une vue d’ensemble
De nombreuses parties prenantes sont impliquées dans ces projets. A Londres ou à Budapest, respectivement pour les Jeux Olympiques de 2012 et pour l’Euro 2020 (repoussée en 2021), il a fallu impliquer les différents services de la ville, l’organisateur des événements, les opérateurs de transports en commun, la police, les aéroports, les gestionnaires de route, etc.
A Sydney pour la décongestion de Georges Street ou à Barcelone pour fluidifier la logistique en ville, ce sont les entreprises privées qui ont été associées à ces démarches.
Aux Pays-Bas, l’État lui-même est impliqué puisqu’il a rendu obligatoire, par une loi pendant la crise de la Covid19, l’implication des écoles et des universités dans l’allégement de l’hyper-pic des transports. Il a fallu travailler à tous les niveaux : au niveau national avec le ministère en charge de l’éducation, au niveau régional avec les opérateurs des transports en commun, au niveau local avec les groupes scolaires et les universités. Selon Chris Beghin, de Keolis Benelux, il est important « d’établir d’abord des relations personnelles avec les écoles et les universités, à tous les niveaux, et d’expliquer en quoi cela [la démarche] leur est bénéfique avant de leur demander de changer et de s’impliquer ».
Ce qui fait dire à M. Dommergues de l’UITP que « le Demand Management est principalement dans les mains de parties prenantes qui ne sont pas issues du secteur des transports. Donc cela signifie que les acteurs du transport vont devoir quitter leur zone de confort et agir comme une force motrice pour s’assurer que les non-spécialistes soient bien associés à cette démarche. »
Travailler sur le réseau existant et sur de nouvelles infrastructures en parallèle
Les démarche visant à changer les comportements sont complémentaires d’une bonne gestion du réseau existant et de l’élargissement des offres de transport. Bien entendu, ces actions s’intègrent dans un territoire et une culture donnés. « Donc ce ne sera pas la même chose à Singapour, Budapest ou en milieu rural », illustre Emmanuel Dommergues.
Rose McArthur, de ce point de vue, se réfère aux travaux du professeur Glenn Lyons en matière de « planification du triple accès », qui consiste à s’assurer que les habitants aient accès aux services nécessaires près de chez eux, ou bien qu’ils aient accès à des liaisons de transport ou encore qu’ils disposent d’une bonne connexion numérique. « Cette planification du triple accès concerne donc essentiellement la gestion des déplacements dans les villes ».
A Barcelone, la stratégie de logistique urbaine s’attache principalement à enrichir l’offre en termes d’infrastructures ou à en mieux partager les usages des infrastructures existantes. Le défi est d’ampleur quand on sait que « la croissance du e-commerce va faire augmenter la demande de logistique urbaine d’au moins un facteur 2 dans les 3 prochaines années ! », analyse Bruno Gutierres, Directeur de l’orchestration des mobilités et de l’innovation collaborative chez Alstom.
A Barcelone, une enveloppe de 250 000 € est consacrée à des initiatives de distribution urbaine à l’intérieur de la ville. L’initiative la plus importante mise en place à court terme est de mettre en place des centres de distribution urbains au service des transporteurs. Les marchandises arrivent dans ces hubs de façon massifiée et en repartent en colis avec des livreurs pour le dernier kilomètre.
Au sujet du partage des usages, la ville introduit de la flexibilité dans l’utilisation de l’espace public, par exemple en incitant aux livraisons nocturnes sur 50 – et bientôt 200 – marchés de la ville, l’objectif étant de travailler également à la réduction de la pollution sonore engendrée par ces mouvements ; ou bien en jouant sur l’usage différencié des places de stationnement en fonction des heures de la journée.
Le conseil de la ville explore la possibilité d’utiliser le métro pour le transport des marchandises et colis. Manuel Valdés López explique que « cette idée est très liée à notre stratégie. Nous essayons d’utiliser les stations de métro ou de train situées en ville pour mettre en place différents modes de transport de biens ».
Cette idée n’est pas nouvelle. Alstom, qui s’intéresse à cette solution, a réalisé une étude pour savoir pourquoi, jusqu’à présent, cette idée n’avait pas connu le succès. « Les résultats ont mis en avant des problèmes au chargement des colis, de gestion des passagers et des flux, et de manque de travail collaboratif avec les logisticiens », explique M. Gutierres.
Pourtant, selon ce dernier, utiliser les capacités disponibles dans les transports en commun pour les besoins des logisticiens pourraient permettre aux opérateurs de transports de trouver une source de revenu complémentaire. « En utilisant Mastria, on pourrait prédire les capacités disponibles, explique Bruno Gutierres, et connecter les systèmes d’exploitation des transports en commun avec les systèmes de tracking des logisticiens dans une sorte de place de marché ».
Pour les opérateurs de transport en commun, c’est un véritable changement de vision de leur métier, et même de leur modèle d’affaires. « Le bon modèle doit encore être trouvé. Transporter des marchandises ne fait pas partie des attributions des opérateurs de transport en commun donc pourquoi le feraient-ils aujourd’hui ? », analyse Manuel Valdés López.
Le Transport Demand Management, un incontournable
Le Transport Demand Management s’attache donc à optimiser l’utilisation des infrastructures existantes, et pourrait permettre de relever les enjeux liés à la mobilité dans la ville (congestion, émissions, pollutions…). Pour Rose McArthur, « du point de vue de la ville, construire continuellement de nouvelles infrastructures ne va pas permettre de s’en sortir. Plus de parkings ou de routes ne va pas favoriser la mobilité et le changement dont vous avez besoin. Je pense que les solutions technologiques ont aussi leurs limites. » Ainsi, selon elle, plus de 40 % des efforts pour limiter le changement climatique doit venir des changements de comportement.
Cette discipline nécessite de nouvelles compétences, une démarche faite d’expérimentations et de ténacité, et engendre souvent un changement dans la vision des métiers des acteurs en présence. Par exemple « au Royaume-Uni, l’opérateur des routes, National Highways, a rendu le Travel Demand Management obligatoire dès la mise en place de travaux. Donc toute fermeture de route est maintenant accompagnée d’une stratégie solide en termes de Travel Demand Management », illustre Rose McArthur.
Pour Emmanuel Dommergues de l’UITP, « Il est temps de considérer le Demand Management comme un outil courant de planification des transports. »