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Crise de l’impossible

Par : Anne-Caroline Paucot 30 mai 2019 no comments

Crise de l’impossible

La Première ministre veut que les voitures
transportent au minimum trois personnes.

Elle a chargé son chef de cabinet de réussir l’exploit.

Pour Julien, l’affaire n’est vraiment pas simple !

– Alors Julien, tu as trouvé une solution ?
– Madame la ministre, ce n’est pas aussi simple.
– Einstein disait qu’un problème sans solution est un problème mal posé, répond Beth Bacon. Si on n’a pas de solution, on repose le problème. Tu as eu le temps de le faire. Un remaniement ministériel est annoncé, j’ai besoin d’un coup de génie !

Julien apprécie les génies. Ils ouvrent des espaces infinis là où l’homme ordinaire met des limites infranchissables. Il est moins fan des coups de génie et surtout en politique. Ils s’avèrent trop souvent être des solublèmes ou solutions qui créent plus de problèmes qu’elles n’en résolvent.
– Donc on a un problème, j’attends la solution, dit Beth en trottinant dans son bureau.

La ministre a transformé son bureau en salle de sport. Elle marche, court, pédale tout en recevant ses interlocuteurs.
– Aujourd’hui il y a une personne dans 80 % des voitures, dit Julien. Vos services considèrent qu’il faudrait que les automobiles transportent trois personnes. Cela éviterait les bouchons et diminuerait de ce fait les émissions de CO2. En revanche, pour eux, c’est un peu tôt pour…
– Tôt ? C’est toujours trop tôt avant qu’il ne soit trop tard. Je parie que tes techniciens considèrent que l’objectif sera atteignable en 2050. Cela leur donnera le temps de se tourner les pouces en se lamentant sur les désastres climatiques, dit Beth Bacon en augmentant sa vitesse.
– Je suis désolé, mais toutes les études convergent pour dire que c’est impossible.

Beth s’arrête, fusille son chef du cabinet du regard et va cogner dans un sac de sable en hurlant :
– L’impossible est le refuge des poltrons. C’est le joker de ceux qui ne prennent un risque que lorsqu’il y a 100 % de chances de succès. C’est l’alibi de ceux qui veulent garder le cul vissé sur leur chaise. Tu connais Bertrand Piccard ?
Julien hausse les épaules. Bien entendu qu’il connaît le Jules Verne suisse. Il a suivi ses tours du monde en ballon et en avion.

– Quand l’explorateur a raconté qu’il allait faire le tour du monde avec un avion solaire qui volerait jour et nuit, sais-tu comment les fonctionnaires-ingénieurs ont réagi ?
– Non, murmure Julien.
– Ils ont ri en expliquant que c’était impossible de fabriquer un avion solaire. Quand l’avion a été fabriqué, ils ont ri en affirmant que c’était impossible que le Suisse réussisse son tour du monde. Quand il a gagné son pari, ils ont oublié que c’était impossible. Ils ont voulu à leur tour fabriquer des avions capables de faire le tour du monde avec zéro carburant.
– C’est sûr, le petit Suisse, il ne pédale pas dans le yaourt, dit Julien en voyant sa boss s’agiter sur un vélo d’appartement.
– Le petit Suisse, comme tu l’appelles, a des rêves plus grands que sa peur d’échouer. En osant l’impossible, il fait changer le monde.

Julien s’étonne. C’est si rare que sa patronne ait des propos positifs. Il se demande si elle n’a pas été hypnotisée par le psychiatre-explorateur. Enfin, l’endormissement est de très courte durée. La ministre reprend sa course en disant :
– Je t’ai donné tous les moyens pour expérimenter. J’espère que tes incubateurs ont eu la fièvre créatrice.

Plombage, c’est ainsi que Julien a nommé la première expérimentation. L’idée fut de culpabiliser les conducteurs solos. Invités à un événement, ses équipes leur mirent sur la conscience tous les morts liés aux désastres climatiques. Ils eurent à avaler les larmes de mères ayant perdu un enfant dans les cataclysmes et les désespoirs de ceux qui n’avaient plus rien. Des adolescents les interpellèrent en les accusant de sacrifier les générations futures. Ils comparèrent ces conducteurs à des bourreaux qui guillotinent leurs propres enfants.
– Nos discours ont fait mouche. Le lendemain, aucun des participants n’a conduit sa voiture en solo, conclut Julien.
– Parfait. Tu m’écris le discours. Pas de propos de mollusques, je veux du jus, de l’énergie. Eh bien, voilà une affaire réglée.
– Ce n’est pas aussi simple, balbutie Julien. En rentrant chez eux, les participants ont bu pour oublier. Le lendemain, ils avaient tellement bu qu’ils ont oublié d’aller au travail. Le surlendemain, ils étaient seuls dans leur voiture.
Beth cogne dans le sac de sable. Elle sait que l’humain développe une surdité lorsqu’on lui inflige des propos qu’il ne veut pas entendre. Néanmoins, elle a espéré un instant qu’un discours plombant suffirait à modifier les comportements.

Julien a nommé la deuxième expérimentation Moutons et compagnie. Elle se base sur la norme sociale, celle qui fait que l’on change de comportement pour se conformer aux règles de sa communauté.
– Pour valoriser les conducteurs qui transportent plusieurs personnes, nous avons utilisé un dispositif de grandes oreilles.
– Les grandes oreilles ! Tu as imaginé un dispositif qui espionne et dénonce les mauvais conducteurs.
– C’est beaucoup plus subtil.

En découvrant le dispositif, Beth Bacon en doute. Grâce à un arsenal fruit de la délirante technologie, les conducteurs solos se voient attribuer des grandes oreilles en réalité augmentée.
– Julien, tu n’es pas sérieux ? demande la ministre. On ne va pas stigmatiser les conducteurs qui voyagent seuls dans leur voiture !
– Les experts considèrent que « l’effet de pair » est d’une redoutable efficacité.
– Julien, combien de fois dois-je répéter qu’un expert est un homme qui a cessé de penser ? dit la sportive en s’arrêtant quelques instants de courir.
– C’est que…
La ministre fait un geste pour que Julien oublie ses Moutons et compagnie. Si elle bêle sur ce terrain, les loups n’en feront qu’une bouchée.
– Je t’avais dit de demander aux gaillards du garage de bricoler un truc, dit la dame.
– Ils ont conçu 3car. La voiture ne démarre que lorsque trois personnes sont à bord.
– Bien mieux que ta stigmatisation des mauvais conducteurs. J’adopte.
– C’est que… Ce n’est pas aussi simple, maugrée Julien.
– Julien, arrête avec tes « ce n’est pas aussi simple ». On n’est pas toujours obligé de faire compliqué.
– Des conducteurs ont découvert que le dispositif était basé sur des poids minimums sur les sièges. Pour démarrer, ils ont posé des briques.

La coureuse pique un sprint pour décharger son adrénaline. Bonne technocrate, elle aurait vu d’un bon oeil qu’un dispositif technologique modifie les habitudes des conducteurs.
– Nous avons aussi exploré la piste des nudges.
Julien explique que le nudge est un coup de pouce. C’est la pichenette qui fait changer d’habitude sans contrainte. Le plus célèbre est l’araignée incrustée au centre des pissotières de l’aéroport Schiphol d’Amsterdam. Les hommes cherchant à la viser, les dépenses de nettoyage ont baissé de 80 %.
– Notre nudge est basique. Lorsqu’il y a trois personnes dans un véhicule, la facture des péages est divisée par trois.
– C’est tout bête, mais il fallait y penser. J’espère que tu ne vas pas me dire que ce n’est pas aussi simple.
– C’est que… Si.
Julien raconte que dès le troisième jour des personnes sans emploi montaient dans les automobiles des conducteurs solos. Le conducteur leur donnait une pièce ou deux et réalisait ainsi de substantielles économies.

En entendant son chef de cabinet, Beth pratique un saut avec franchissement d’une table basse chargée d’une pile de documents.
– Donc, tu n’as pas de solution. Depuis six mois tes équipes travaillent sur le sujet pour n’arriver à rien.
– Nos réflexions convergent vers une idée : nous devons décréter l’interdiction de rouler lorsqu’on est seul dans sa voiture.
Là, notre sportive de bureau est stoppée net dans son élan.
– Julien, reviens sur terre. Avec une telle mesure, je vais déclencher une crise sans précédent. Après, je peux me brosser pour faire partie de la nouvelle équipe.
– Les crises peuvent avoir un effet positif tant au niveau individuel que collectif.
Elles permettent de tourner une page… C’est Bertrand Piccard qui le dit.
– Julien, tu es mignon avec tes conseils. Imagine un instant le chaos que cela sera, dit Beth.
– En thermodynamique des fluides, la théorie du chaos stipule qu’un désordre génère un ordre de qualité supérieure, rétorque Julien.

Beth Bacon avance, recule. Provoquer une crise obligerait à la dépasser et donc résoudre le problème, voire d’envisager d’autres solutions pour diminuer le réchauffement climatique. Mais c’est aussi s’asseoir sur un siège éjectable.
– C’est impossible, finit-elle par dire. Le Président n’acceptera jamais.
– Je croyais que l’impossible était le refuge des poltrons et le joker des culsvissés, rétorque Julien.

Beth Bacon est piquée à vif. Elle entreprend un marathon qui lui coupe le souffle et l’empêche de répondre. Est-ce que la ministre va provoquer une crise cardiaque gouvernementale ou s’assurer qu’elle reste toujours dans la course ? En sortant du bureau, Julien l’ignore. Il sait juste que l’impossible mérite vraiment réflexion.

© Olivier Fontvieille