La Chine : innovation et normalisation au service de son expansion économique
La Chine : innovation et normalisation au service de son expansion économique
par Lesley Brown et Joëlle Touré, Futura-Mobility
Les 5 et 6 novembre, Futura Mobility a organisĂ© Ă distance une sĂ©ance sur lâarticulation entre innovation et expansion Ă©conomique chinoise. Cet article est le troisiĂšme dâune sĂ©rie de trois articles en dĂ©coulant sur le sujet, celui-ci faisant un focus sur lâĂ©volution industrielle de la Chine et le rĂŽle de la normalisation dans lâexpansion Ă©conomique chinoise.

Une industrialisation chinoise en trois étapes
Depuis les annĂ©es 70, la stratĂ©gie et transformation industrielle de la Chine a permis au pays de passer dâassembleur Ă apporteur de valeur ajoutĂ©e. Cette Ă©volution se poursuit. La Chine, aujourdâhui dĂ©jĂ rĂ©fĂ©rent technologique, sâengage vers la crĂ©ation de normes reconnues au niveau international.
La prĂ©miĂšre Ă©tape du dĂ©veloppement Ă©conomique moderne de la Chine a Ă©tĂ© celle de lâassemblage â les entreprises chinoises produisant en quantitĂ© des produits conçus ailleurs. Les rĂ©formes Ă©conomiques successives de la Chine lui ont en effet permis dâattirer un grand nombre dâentreprises et de devenir petit Ă petit « lâatelier du monde ».
« Effectivement, la fin des annĂ©es 70 a marquĂ© lâouverture de lâĂ©conomie chinoise avec la crĂ©ation des premiĂšres zones Ă©conomiques spĂ©ciales sous Deng Xiaoping », explique AlisĂ©e Pornet, Ă©conomiste au dĂ©partement Orients, Agence Française de DĂ©veloppement (AFD). « Plus important encore, avec ces zones la Chine a ainsi créé des espaces de production mondiale ».
Des entreprises Ă©trangĂšres ont ainsi massivement dĂ©localisĂ© leur production dans ces zones, attirĂ©es notamment par une main dâĆuvre abondante et bon marchĂ©. « Ce qui est intĂ©ressant, câest que ces dĂ©localisations venaient en gĂ©nĂ©ral avec des renforcements de capacitĂ©s pour le tissu productif chinois, voire des transferts de technologie », souligne Mme Pornet. « Ces dĂ©localisations ont ainsi créé des dynamiques dâimitation. Elles ont aussi permis de substituer des dĂ©penses de R&D que la Chine Ă lâĂ©poque ne pouvait pas nĂ©cessairement porter Ă la fin des annĂ©es 70 â dĂ©but 80s ».
Des rĂ©formes en Chine ont accompagnĂ© ce mouvement et aidĂ© Ă rendre les acteurs Ă©conomiques chinois plus autonomes pour rĂ©pondre Ă une demande mondiale sur des produits gĂ©nĂ©ralement Ă faible valeur ajoutĂ©e. Aussi, cette imitation permettait Ă pallier une sous-qualification des employĂ©s et, surtout, de compenser une absence dâun Ă©cosystĂšme propice Ă lâinnovation, qui est basĂ© sur Ă©normĂ©ment de facteurs comme la concurrence et lâouverture des marchĂ©s.
Du point de vue thĂ©orie Ă©conomique, pour la Chine, lâimitation, lâassemblage, Ă©tait un stade, un apprentissage nĂ©cessaire pour consolider sa trajectoire de croissance â qui Ă©tait Ă deux chiffres pendant plusieurs dĂ©cennies â et qui a permis au pays dâĂ©merger sur le plan Ă©conomique entre la fin des annĂ©es 1970 Ă 2000.
Les transferts de technologie des firmes japonaises dans lâindustrie Ă©lectronique chinoise
Depuis les annĂ©es 80, la Chine a mis en place des politiques incitatives pour faire Ă©merger des acteurs chinois de lâinnovation. Comme, par exemple, crĂ©er des relations entre les entreprises et les universitĂ©s pour faire un appareillement entre lâoffre et la demande dâinnovation.
La deuxiĂšme Ă©tape se situe vers la fin des annĂ©es 2000, dĂ©but 2010. Le pays a alors commencĂ© Ă sâintĂ©resse Ă la valeur ajoutĂ©e, Ă remonter la chaĂźne de valeur, Ă produire de la technologie. Cette tendance sâest manifestĂ©e en 2015 avec le plan « Made in China 2025 », le programme dâinvestissement chinois dans les nouvelles technologies.
Aussi il y a eu une prise de conscience du besoin de dĂ©velopper un budget R&D pour porter cette innovation. « La Chine a essayĂ© de porter ses dĂ©penses dâR&D par les grandes entreprises comme Huawei, par exemple, qui aujourdâhui figure parmi les premiĂšres entreprises Ă dĂ©poser des brevets au niveau international », souligne Mme Pornet. NĂ©anmoins, cette ouverture dans le domaine de la R&D en Chine reste partielle : en gĂ©nĂ©ral, moins dâ1 % du chiffre dâaffaires des entreprises est consacrĂ© Ă la R&D ; et ce qui est investi par le gouvernement reste aussi minoritaire.
En 2017, 70 % des dĂ©penses R&D Ă©taient portĂ©es par les entreprises dans les pays de lâOCDE.
La troisiĂšme Ă©tape, qui a lieu de nos jours, câest la volontĂ© de faire de la technologie chinoise une rĂ©fĂ©rence pour le monde, de crĂ©er des normes et standards sur lesquels vont reposer toutes les technologies et les innovations Ă venir. « Depuis 10 ans, la Chine devient trĂšs active dans tous les processus internationaux de normalisation technique », confirme John Seaman, research fellow, Center for Asian Studies, IFRI (French Institute of International Relations).
La normalisation â outil de pouvoir ?
« Une norme est une technologie, une mĂ©thode de base qui dĂ©finit lâĂ©cosystĂšme dans lequel les autres technologies vont Ă©voluer », prĂ©cise M. Seaman. La question normative est extrĂȘmement importante sur le plan Ă©conomique pour tous pays, y compris la Chine, puisque le coĂ»t de basculer dâune norme Ă une autre est extrĂȘmement Ă©levĂ©. Câest la raison pour laquelle Huawei, par exemple, a investi jusquâĂ 60 milliards de dollars dans la R&D pour sâinsĂ©rer dans le processus de dĂ©finition des normes de la 5G.
« Cet enjeu normatif est surtout Ă©levĂ© dans lâĂ©conomie numĂ©rique oĂč on a vraiment besoin de lâinteropĂ©rabilitĂ© », rappelle M. Seaman. Par exemple en 2018, la Chine a rĂ©ussi Ă faire adopter sa norme dĂ©finissant lâarchitecture de rĂ©fĂ©rence pour lâinternet des objets au sien de lâISO (Organisation internationale de normalisation).
La Chine est trĂšs proactive dans les processus de dĂ©finition des normes concernant les technologies comme le 5G, lâintelligence artificielle (IA), lâinternet des objets, les drones et les villes intelligentes. Par ailleurs, cette prĂ©sence des acteurs chinois dans la normalisation va bien au-delĂ vers les secteurs du transport, de lâĂ©nergie, de la finance, de la mĂ©dicine, de lâagriculture, de la comptabilitĂ© et mĂȘme la gouvernance.

Les Routes de la Soie : innovation et normalisation projetées sur le monde
Aujourdâhui la Chine est dans un basculement de modĂšle. Elle souhaite faire reposer sa croissance sur son marchĂ© intĂ©rieur et sur une politique dâinnovation beaucoup plus poussĂ©e.
Le pays mise beaucoup sur une politique de lâinnovation pour passer du « fabriquĂ© en Chine » à « inventĂ© en Chine ». En effet, on constate un regain du mot « innovation » dans les plans quinquennaux rĂ©cents et aussi dans les rĂ©formes que souhaite mettre en place le prĂ©sident Xi Jinping. « Lâinnovation câest une nĂ©cessitĂ© pour avoir une croissance qui se perpĂ©tue », souligne Mme Pornet.
Dans son rapport Innovative China : New Drivers of Growth (2019), la Banque Mondiale propose trois leviers ( les 3 D « drivers ») pour renforcer le trajectoire dâinnovation pour la Chine : limiter les distorsions de marchĂ© pour monter la concurrence ; diffuser les technologies et les savoir-faire ; renforcer la compĂ©titivitĂ© et la capacitĂ© dâinnovation chinoise Ă rejoindre la frontiĂšre technologique dans certains secteurs, comme la technologie verte, par exemple.
« Pour moi, entre 2017 et 2019, il y a eu une sorte de mise en valeur de lâinnovation chinoise aussi bien dans les techniques que dans les technologies », estime Mme Pornet. Une innovation mise en avant par le gouvernement chinois, per exemple, Ă travers lâinitiative des Routes de la Soie. En effet, dans son discours en mai 2017, au premier Forum des Routes de la Soie, le prĂ©sident Xi Jinping a rappelĂ© lâhistoire des innovations chinoises majeures â la boussole, lâimprimerie, le papier, etc. â pour expliquer que lâinnovation a toujours Ă©tĂ© dans lâADN de la Chine.
Pour Mme Pornet, ce qui est intĂ©ressant dans ce projet des Routes de la Soie câest de voir comment la Chine met plus en avant lâinnovation incrĂ©mental : par exemple dans le numĂ©rique, les innovations apportĂ©es suite aux retours des utilisateurs sur un service ou un produit.
Pour John Seaman, le projet des Routes de la Soie révÚle une autre dimension de la normalisation vue de la Chine : « La Chine passe par la multiplication des accords bilatérales en matiÚre des normes et ensuite essaie de les faire remonter dans une sorte de forum parallÚle [parallÚle au systÚme officiel mondial de normalisation]. On voit que cette stratégie est déjà actée au sein de ce projet des Route de la Soie dont la Chine se sert comme une plateforme ».

« Standards maker » ou « standards taker » ?
En termes de normalisation, John Seaman considĂšre que les chinois jouent une sorte de double jeu. « Dâun cĂŽtĂ© il y a la Chine qui est prĂ©sente dans le systĂšme actuel. Elle joue le jeu coopĂ©ratif, sâinsĂšre dans le systĂšme actuel [ISO, CEI, etc.] et y investit, participe et propose. En mĂȘme temps on voit Ă©merger une Chine qui poursuit un modĂšle qui est beaucoup plus sino-centrĂ©, comme pour les Routes de la Soie, par exemple ».
China Standards 2035, publiĂ© en janvier 2020 par Horizon Advisory, parait confirmer cette approche normative Ă double face. On attend fin 2020 une stratĂ©gie complĂšte adoptĂ©e officiellement par la Chine dans le domaine de la normalisation Ă lâhorizon 2035.
Le contenu de rapport rĂ©vĂšle comment la dimension interne de cette stratĂ©gie, qui concentre sur une rĂ©vision du systĂšme chinois qui crĂ©e des normes et des standards, vise aussi externe â en souhaitant projeter des normes chinoises pour quâelles deviennent les normes internationales. « Cela faciliterait lâinsertion des entreprises chinoises Ă lâĂ©tranger en tant que âstandards makersâ plutĂŽt que âstandards takersâ », souligne M. Seaman.
Peut-on parler de volonté hégémonique de la part de la Chine ?
Quel futur pour lâinnovation Ă la chinoise ?
Dans son rapport The Fat Tech Dragon, le think tank amĂ©ricain CSIS (Center for Strategic and International Studies) donne Ă la Chine une image de dragon lourd qui a du mal Ă se mouvoir dans lâinnovation. Il suggĂšre que la productivitĂ© de lâinnovation chinoise est assez limitĂ©e. « En effet, bien que la Chine figure parmi les premiers dĂ©posants de brevet dans le monde, seulement 20 % sont des brevets dâinvention », ajoute Mme Pornet. La Chine porterait-elle assez peu dâinnovation de rupture mais plutĂŽt de dâinnovation incrĂ©mentale de procĂ©dĂ©s ?
Mme Pornet nuance cette conclusion en affirmant que la Chine est une puissance dâinnovation en devenir. « Il y a des signaux de lâavancĂ©e de la Chine dans certains secteurs, mĂȘme si la rĂ©alitĂ© qualitative des innovations est difficile Ă prĂ©ciser ».
Photo de couverture : Sherisetj â Pixabay