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Anne-Marie Idrac : véhicules autonomes – décembre 2019

Par : Lesley Brown 29 janvier 2020 no comments

Anne-Marie Idrac : véhicules autonomes – décembre 2019

Haute responsable pour la stratégie française de développement des véhicules autonomes, Anne-Marie Idrac a partagé ses convictions sur cette « nouvelle mobilité » avec les membres de Futura Mobility et des invités, fin 2019, à Paris.

 

Futura-Mobility : Quels sont les véhicules autonomes et pourquoi suscitent-ils autant d’intérêt ?

Anne-Marie Idrac : Vous avez raison d’en parler au pluriel : les véhicules autonomes sont et seront de plusieurs niveaux d’automatisation, pour le fret comme pour les passagers. L’imaginaire collectif rêve de voitures totalement sans conducteur, circulant en toutes circonstances. En réalité, les premiers cas d’usages à haut niveau d’autonomie seront ceux de véhicules partagés, sur des itinéraires prédéfinis, ou sur des sites fermés notamment pour la logistique.

Pour les passagers, le véhicule autonome est un accélérateur de l’évolution de la voiture vers l’électrification, la connectivité et le partage. Le marché semble s’orienter vers des flottes de véhicules partagés. L’un des exemples en France, en plus de ceux de Keolis (!), est celui de Transdev à Rouen qui exploite des Zoé autonomes et des navettes autonomes de plusieurs fournisseurs français (ce qui est un atout national !), cela en complément des services de transport en commun classiques.

 

  • Rouen, fin 2018 à fin 2021 : Renault fournit 4 Zoé, afin d’effectuer un service de transport à la demande, sur 3 parcours comprenant 17 arrêts et parcourant une dizaine de kilomètres entre la technopole Madrillet et Saint Étienne du Rouvray. Une navette i-Cristal est également testée. (Source : Les expérimentations de véhicules autonomes, p.6 – Cerema, Mars 2019)

 

FM : Quels sont les champs d’innovation ?

A-MI : L’innovation est tous azimuts, intersectorielle et transverse.

Sur les véhicules et les systèmes, elle concerne les technologies, au premier chef la sécurité, mais aussi le design – en relation avec les aspects comportementaux et sociétaux et les cas d’usages.

Sujet émergent d’innovation, celui de la supervision des flottes et de l’intermodalité de cette supervision pour que les segments de transport assurés par des flottes autonomes soient opérés de façon fluide avec le reste du parcours des passagers. Une question ouverte est de savoir quels acteurs assureront ces missions de supervision, et globalement de gestion des flottes.

Ce qui m’amène aux questions de modèles économiques : il faut inventer de nouveaux services, des formules intermédiaires entre voitures individuelles et transports collectifs, et aussi de nouveaux rôles pour les autorités d’organisation des mobilités. Les coûts devraient par ailleurs baisser à mesure des déploiements.

Il y a aussi tout un pan d’innovation juridique, notamment en matière de responsabilités et de partage des données. Cela fait l’objet de deux articles de la Loi d’Orientation des Mobilités (LOM).

Autre sujet, LA question que le monde entier se pose : que signifie homologuer un véhicule autonome ? Véritable casse-tête ! On essaie de s’inspirer de l’aérien mais les environnements pour les véhicules autonomes terrestres sont beaucoup plus compliqués, il y a plus de surprises, des situations plus variées, des infrastructures diverses tout au long du trajet, la présence d’autres utilisateurs de l’espace…. Cette question est posée dans un cadre international, elle est juridico-technique, et quasi existentielle. On ne va pas homologuer l’objet seul comme c’est le cas pour un véhicule traditionnel, ni même un système, mais un objet/système, et cela en référence à des scénarios d’usages et de tests.

 

« Que signifie homologuer un véhicule autonome ? »

 

FM : Les véhicules autonomes vont-ils permettre de déployer des services de mobilité supplémentaires, notamment en zone rurale ?

A-MI : Les véhicules autonomes ne vont pas résoudre à eux seuls les problèmes structurels liés au manque de densité et à la faiblesse des ressources des collectivités concernées. Ce qu’ils peuvent apporter, ni plus ni moins, c’est une plus grande facilité de partage et potentiellement de moindres coûts d’exploitation pour le transport collectif. Ce pourquoi c’est le choix du Japon pour ses populations isolées vieillissantes [voir Conduite autonome, 5G et recharge des véhicules électriques au Japon]. La LOM, encore elle, donne de nouveaux outils institutionnels pour que tous les territoires puissent se saisir des innovations.

Les services supplémentaires envisagés concernent les premiers ou derniers kilomètres, les rabattements, les heures creuses, les déplacements à la demande…

Ne nous cachons pas toutefois le risque que les services sans conducteurs – comme beaucoup d’outils de « nouvelles mobilités » – se développent d’abord dans des zones déjà bien dotées en transports et ressources. En tout état de cause, ils seront complémentaires aux systèmes classiques ; tout dépendra de la manière dont les usagers, les acteurs économiques, et les pouvoirs publics les utiliseront ; et des régulations qui seront mises en place à toutes les échelles, de l’international au local.

 

FM : Quel sera l’impact du véhicule autonome sur l’emploi ?

A-MI : A court terme, le sujet est celui de la disponibilité des compétences techniques. À plus long terme se posera l’évolution des métiers de conduite sur les segments concernés – je le rappelle principalement en complément aux services existants, qui sont potentiellement en croissance.

Quand j’ai lancé l’automatisation de la ligne 1 du métro parisien (qui était déjà en service non-automatique), la RATP a longuement préparé les choses : bien évidemment le travail de superviseur d’une ligne automatique ne nécessite pas du tout les mêmes compétences que celles d’un conducteur de rame de métro ; idem pour la maintenance. Dans le même temps, les métiers de l’accompagnement, de l’information, de la qualité de la relation clients ont de plus en plus d’importance. Il faut donc penser des évolutions d’ensemble des services et des métiers, et le faire dans le temps, en dialogue avec les personnels.

Lors des expérimentations pour le véhicule autonome menées avec des navettes par la RATP dans le Bois de Vincennes depuis 2017 [voir Les expérimentations de véhicules autonomes, p.26 – Cerema, mars 2019], on constate que le métier de « safety driver » [conducteur de sécurité] à bord des véhicules autonomes est un tout autre métier que celui de « conducteur », « contrôleur », ou même « accompagnateur ».

Pour le transport de marchandises, la pénurie de chauffeurs routiers crée beaucoup d’appétence pour certaines formes d’automatisation.

 

Crédit photo : RATP

 

FM : Qu’en est-il de l’attitude du public à l’égard de la mobilité autonome ?

A-MI : L’acceptabilité est un pilier essentiel de notre stratégie, avec la sécurité et la progressivité. Sans elle, il n’y aura pas de marché. Aujourd’hui en France, les craintes semblent l’emporter sur les espoirs : craintes relatives à la sécurité, y compris celle des données ; résistances à abandonner la liberté de conduire, et l’universalité de cette liberté ; pour les usages partagés, inquiétudes concernant l’intimité et encore la sécurité.

Mais il y a de bonnes nouvelles : d’abord l’habitude grandissante du public aux aides à la conduite pour les voitures individuelles (les ADAS) prépare des niveaux de plus en plus élevés d’automatisation ; ensuite, plus on mène d’expériences, plus l’acceptabilité augmente ; enfin on note une acceptabilité plus forte pour des usages partagés et collectifs de type navettes et pour l’intégration des véhicules autonomes dans les systèmes locaux de mobilité, avec des attentes fortes en matière d’environnement et d’inclusion sociale.

 

FM : Y a-t-il à votre sens d’autres questions soulevées par le développement des véhicules autonomes ?

A-MI : Il ne faut pas négliger les questions éthiques, sur lesquelles je fais travailler ensemble toutes sortes de parties prenantes ; les sujets de communication en font partie, il faut de la justesse dans les promesses.

Ensuite, il reste à approfondir techniquement les sujets de cartographie et de connectivité.

 

FM : Finalement, quel impact auront les véhicules autonomes sur les politiques de mobilité ?

A-MI : La perspective de voir arriver des véhicules autonomes renouvelle et rend plus aiguës certaines questions basiques. Par exemple : autonomes ou pas, les véhicules ne résoudront pas les problèmes de congestion s’ils restent occupés par une seule personne ; la qualité de la signalisation routière physique reste impérative pour rendre possibles les circulations sans conducteur ; ou encore, il faut des aires physiques d’auto partage ou de rabattement.

Le travail public-privé conduit en France fait apparaître de nouvelles transversalités. Tous ceux qui sont autour de la table aujourd’hui [SNCF Réseau, Keolis, Be-Bound, Valeo, Groupe ADP, Schoolab, Air Liquide, Bouygues, Safran, Alstom] sont d’une manière ou d’une autre concernés. Mais aussi une demi-douzaine de Ministères, bien sûr la filière automobile, les professionnels de l’infrastructure, les acteurs du numérique, les assureurs et, très important, les collectivités locales… toutes sortes de professions qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble.

Cela relate un renouveau des approches : la filière automobile tend à se considérer comme un acteur de mobilités, les opérateurs de transports publics ne font plus de la voiture un ennemi, des acteurs venus d’autres horizons se manifestent, les autorités locales sont invitées à des visions systémiques et inter modales… Derrière cela, de nouveaux partages de valeur, de nouveaux modèles socio-économiques émergent, dans un contexte de vive concurrence mondiale.

 

FM : Quelles sont les perspectives ?

A-MI : En France comme ailleurs, on en est encore au stade expérimental, et les priorités de travail concernent la sécurité et sa validation. Beaucoup de promesses technologiques ne seront pas réalisables. Par exemple, le niveau 5 d’autonomie par tous les temps, toutes les géographies, etc. n’existera pas sans doute jamais, ou bien dans un futur très très lointain ! L’essentiel est de travailler sur les cas d’usage en intégrant toutes les dimensions urbaines, sociales, environnementales…