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La mobilité post-Covid-19 ?

Par : Joëlle Touré 5 mai 2020 no comments

La mobilité post-Covid-19 ?

par Joëlle Touré, déléguée générale, Futura-Mobility

 

« Il n’y a jamais eu de pareil choc d’immobilité que celui créé par la crise sanitaire, même pendant les guerres. » C’est par ces mots que Mathieu Flonneau, historien de la mobilité et de l’automobilisme en particulier, maître de conférences à Paris I Panthéon-Sorbonne, ouvre la séance du think tank Futura-Mobility du 24 avril 2020, sur le thème de la mobilité post-Covid-19.

En plein cœur de la pandémie liée au Covid-19, les membres du think tank, tous industriels de la mobilité, se réunissent – virtuellement – pour débattre des impacts de la crise sanitaire mondiale sur les mobilités. Cette crise, sanitaire, va-t-elle changer de façon durable le paysage des mobilités ? Va-t-elle faire accélérer des changements souhaités ou pressentis avant la crise ou bien au contraire, va-t-elle être synonyme de retours arrière ?

Mathieu Flonneau poursuit : « Il est difficile de penser la rupture totale quand le métier d’historien consiste pour beaucoup à pointer les continuités. Et des ces continuités il y en a et, au risque de décevoir, il y en aura. Le retour du monde d’hier n’est pas improbable, n’est pas totalement à exclure me semble-t-il dans quelques solutions de mobilité, en tous cas à court terme socialement acceptables. »

Va-t-on assister dans la période de déconfinement et même peut-être après la crise au retour en force de l’usage de la route au sens large et de l’automobile en particulier, y compris en milieu fortement urbanisé ?

 

 

Avant la pandémie de Covid-19, une tension entre la croissance de la demande de transport et la limite écologique, à laquelle s’invitent les citoyens

Avant cette crise, d’après Mathieu Flonneau, « la mobilité était dans une logique généralisée de consommation du transport, toujours plus, toujours plus loin, plus vite, plus fréquent… » Il cite Raoul Dautry qui s’exprime en 1937 : « La seule progression que l’on constate est celle des exigences des usagers. Chacun réclame des services plus fréquents, plus rapides, plus parfaits. Chacun veut user de son droit de partir par bateau, train, autobus ou avion au jour, à l’heure, à la minute qui lui plait même si cela coûte des centaines de milliers de matériels et d’installations. Posons-nous une question : la demande des articles transports est-elle susceptible d’augmenter indéfiniment ? »

L’historien pointe également qu’ « il y a avait déjà des réflexions, assez européennes, sur l’insoutenabilité écologique de la mobilité, nées en réalités assez tôt dans les années 1970. Les pays émergents, la Chine ou encore les USA se croyaient épargnés de ce questionnement. Pour l’Europe, cela tenait du ‘wishful thinking' ».  

Comme le souligne Mathieu Flonneau, « la mobilité n’est pas qu’une question technique, c’est une question sociale, culturelle, politique et c’est aussi une question patrimoniale. » De ce point de vue, le climat pré-crise de montée des populismes, de défiance vis-à-vis du pouvoir ainsi que l’irruption d’acteurs associatifs militants dans le débat sur d’autres modes de transport que l’automobile (pour laquelle en l’occurrence ce n’est pas nouveau) est à garder en tête pour qui veut dessiner l’avenir des mobilités après la crise sanitaire.

 

Photo : Pexels from Pixabay

 

Le « grand confinement », des transports à l’arrêt ou en première ligne 

Pour les uns, le trafic est presque réduit à néant, comme c’est le cas du transport aérien, des transports scolaires, ou encore des nouveaux chantiers d’infrastructures. Comme le dit Sébastien Couturier, directeur innovation et corporate venture du groupe ADP : « Les compagnies, on les savait mortelles. Mais l’aéroport ne se savait pas mortel lui-même. Pour qui connaît Orly, fermer l’aéroport était inconcevable ! »

Pour d’autres, le service reste assuré à hauteur de 20 % à 50 % alors que les taux d’occupation sont faibles, à 10 à 15 %, et donc que les recettes s’effondrent comme c’est le cas des transports publics ou des liaisons ferroviaires. En attendant, les coûts restent importants car la maintenance des matériels et des infrastructures doit être assurée pour garantir le même niveau de sécurité. Certains coûts supplémentaires doivent même être engagés : fréquence plus élevée des opérations de nettoyage-désinfection, distribution de masques, de gants, de gels hydro-alcooliques. Certaines mesures sanitaires font même encore baisser le chiffre d’affaires. Par exemple la fermeture de la porte avant dans les bus fait baisser le taux de validation du trajet par les passagers. En attendant la sortie de crise, il est indispensable que les autorités organisatrices jouent le jeu pour soutenir les opérateurs de transport public.

 

Les transports publics après la pandémie – comment rebondir ?

 

Dans cette période, les actions qui concourent à l’effort national sont sources de fierté pour les entreprises et leurs salariés : les trains sanitaires qui permettent de désengorger les services de réanimation, la mobilisation intense des services d’ambulance ou encore le service assuré par les chauffeurs des transports en commun pour permettre au personnel soignant et aux employés des secteurs essentiels de circuler. Comme le dit Arnaud Julien, directeur innovation, data et digital de Keolis : « Nos chauffeurs sont au front eux aussi! »

D’autres secteurs liés à la mobilité des personnes ont également beaucoup souffert : les espaces de co-working par exemple. Pour Pierre de Milly, associé à Schoolab : « Ce qu’on aura appris de cette crise, c’est qu’avoir un business model hybride, quand on fait du co working, avec des services bien étoffés autour des espaces de travail, rend le modèle de l’entreprise bien plus solide. »

De même qu’il apparaît que « les enseignes de commerce qui ont pu et qui ont su être totalement digitalisées s’en sortent mieux que celles qui ne le sont pas, par exemple Mano Mano vs. Leroy Merlin« , souligne Christophe Liénard, directeur de l’innovation du Groupe Bouygues.

Dans la gestion de la crise, Mathieu Flonneau souligne qu’il est intéressant de constater que « le besoin de régulation revient en force dans les premières réactions étatiques […] avec un recours à l’Etat providence, qui a pour principe à être relativement expansif et à s’intéresser à tous les domaines, la mobilité comme d’autres ».

 

 

Le déconfinement, sécurité sanitaire indispensable dans les transports 

Alors que le déconfinement s’amorce dans de nombreux pays et est annoncé pour le 11 mai en France, comment rassurer les voyageurs sur les conditions sanitaires dans les moyens de transports comme l’avion, le bus, le train ?

« Il existe un risque important que les gens perçoivent la voiture individuelle comme le prolongement naturel de leur confinement », note Bruno Gutierres, directeur de l’innovation collaborative chez Alstom. Socialement, le déconfinement est susceptible de créer « une tension entre les cols blancs, qui pourront travailler de chez eux, et les cols bleus qui eux n’auront pas le choix d’aller travailler sur le terrain. Il faudra y faire attention », alerte Christophe Liénard. Mathieu Flonneau se demande d’ailleurs si « le vrai débat va apparaître. La Loi d’Orientation des Mobilités permet de se poser la question du besoin de capillarité des réseaux de transports dans les différents territoires. De ce point de vue, l’automobile peut jouer un rôle pour garantir une acceptabilité sociale. »

 

Article interview de M. Flonneau – Ville Rail & Transports, septembre 2017 : La diabolisation frappant la route est allée trop loin

 

Mais cela présente un risque important pour l’après crise sanitaire dans les villes. En effet, « combien de temps les transports publics mettront-ils à reprendre cette part de marché sur la voiture, alors qu’il a fallu beaucoup de temps pour la conquérir ? » questionne Arnaud Julien.

De nombreuses mesures sont imaginées et mises en place pour assurer la distanciation physique : dans les aéroports avec l’usage de plexiglas aux passages de police, l’arrêt de la fouille corporelle, l’appel à des robots pour aider à l’orientation des passagers ; partout dans les gares, les zones de transit avec la gestion des flux physiques des passagers pour éviter qu’ils ne se croisent. Le port du masque est un complément à ces mesures.

Pour l’aérien, « il est nécessaire d’assurer une continuité dans la perception de sécurité sanitaire d’un aéroport à l’autre dans le monde. C’était une problématique connue pour la sûreté mais pas pour l’hygiène jusqu’à maintenant », explique Sébastien Couturier.

Parfois la problématique n’est pas tant de faire que de faire savoir. « Nos véhicules étaient déjà très bien lavés et désinfectés ! Mais les gens ne le savaient pas. Ils le sont encore plus. Nous travaillons aussi sur le ‘faire-savoir’ chez Keolis pour rassurer les passagers, » affirme Arnaud Julien.

En tous cas, « si l’exigence de distanciation physique perdure au-delà de la crise, c’est simple, c’est la fin du transport public », s’inquiète Arnaud Julien. En effet, le modèle financier des transports publics est déjà très déséquilibré parce que massivement subventionné, à hauteur de 50 et 75 % en France. Si la densité de voyageurs dans les transports publics doit être divisée par 4 ou 5 durablement, le modèle économique s’écroule. Ce serait le principe même des transports « en commun » qui serait remis en question.

 

Et après ?

« Faire redémarrer une économie à ce degré, en temps de paix est inconnu », d’après Mathieu Flonneau. « Or il semble bien le ressort essentiel [NDLR : la consommation] semble non pas cassé mais au moins grippé. L’idée qu’on pourrait toujours plus exploiter la planète apparait désormais comme un archaïsme. »

 

Modernité(s) matérielle(s) : reflet d’une Europe en croissance

 

« Finalement, cette crise nous montre qu’on peut vraiment agir sur la demande », affirme Jean-Jacques Thomas, directeur digital et innovation de SNCF Réseau.

Le télétravail va-t-il devenir une habitude plus généralisée permettant une désaturation des lignes qui alimentent le tertiaire ? L’immobilier de bureau risque de connaitre « une  évolution des usages avec en tous cas une répartition différente du marché c’est certain, avec une évolution accélérée des tendances déjà amorcées : bureau partagé, bureau de passage proche du domicile, usage systématique de réunion visioconférence… »,  selon Christophe Lienard.

 

Photo : Tumisu from Pixabay

 

Dans le transport aérien, la crise signera-t-elle la fin du modèle low-cost, « insoutenable » d’un point de vue environnemental, comme le qualifie Mathieu Flonneau ? Le conditionnement des aides des Etats aux compagnies aériennes nationales pourrait peut-être accélérer cette tendance.

Les aéroports quant à eux vont-ils développer encore plus les services urbains en dehors de l’activité liée au trafic aérien, à l’instar de véritables villes ?

 

 

S’agissant de la structure du transport des marchandises, d’après Jean-Jacques Thomas : « Le fret ferroviaire a permis d’acheminer, pendant la période de confinement, des produits vitaux au fonctionnement du pays. Peut-être y a-t-il une fenêtre d’opportunité pour que les pouvoirs publics relancent le fret, en difficulté depuis des décennies, et lui permettent d’accéder à un niveau de performance et de service à la hauteur des enjeux, en particulier écologiques? »

« Dans le secteur automobile, plusieurs indices corroborent une utilisation opportuniste de la crise pour basculer dans les nouveaux modèles », d’après M. Flonneau. Ainsi, la crise serait l’occasion de faire les ajustements structurels déjà identifiés comme nécessaires avant la crise sanitaire, dans l’automobile mais aussi dans l’aérien.

En parallèle de l’évolution de la demande, certaines pratiques sont susceptibles de perdurer une fois la pandémie passée, comme la suppression du paiement des billets à bord des bus (en France, si une loi est votée en ce sens), une meilleure gestion des flux dans les zones de transit, la fréquence plus accrue des séquences de nettoyage-désinfection, une climatisation plus performante d’un point de vue sanitaire dans les trains.

L’acceptabilité sociale de pratiques d’hygiène plus contraignantes (port du masque par exemple) ou encore de système de tracking va-t-elle évoluer ?

Pour le tracking, cela implique l’acceptation consciente d’une perte d’intimité et de mobilité au bénéfice d’un bien-être collectif, aujourd’hui pour des raisons sanitaires… une véritable révolution, en Europe notamment.

Les esprits européens seront-ils prêts à ce que ces systèmes de tracking soient utilisés à terme après la pandémie pour améliorer la qualité de l’air par exemple ou bien pour fluidifier le trafic, comme c’est le cas en Asie ?

 

Mobilité et territoires à Singapour

 

Mathieu Flonneau prévient : « Si la société qui est promise, en tant qu’imaginaire collectif, est seulement celle du traçage des individus alors on va vers de grands déséquilibres politiques et sociaux, et une montée encore plus forte des populismes. »

Dernière question abordée pendant cette séance et non la moindre : la distanciation physique va-t-elle marquer les esprits au point de générer une véritable distanciation sociale, une méfiance de l’autre ? Dans les transports, l’utilisation de robots et autres véhicules autonomes ne précipite-t-elle pas notre société vers des relations plus distendues ? Sébastien Couturier s’inquiète de l’évolution des relations sociales : « Un aéroport est un lieu d’échanges, de rencontres, un lieu aussi d’émotions car les gens qui traversent un aéroport peuvent être contents, tristes, stressés, donc cela condense beaucoup d’aspects de l’humain. Demain quelles seront les interactions sociales dans les transports si on maintient le port de masques – qui empêchent de voir une partie du visage – les vitres de séparation, etc. N’est-ce pas une image assez angoissante et déshumanisée de l’avenir ? »