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Economie de l’attention et mobilité – partie 1 : inverser le modèle ?

Par : Joëlle Touré 13 janvier 2020 no comments

Economie de l’attention et mobilité – partie 1 : inverser le modèle ?

par Joëlle Touré, déléguée générale, Futura-Mobility

 

Le thème de cette séance de Futura-Mobility, du 15 novembre 2019 à Paris, était l’économie de l’attention.

Invités, intervenants et membres ont exploré et questionné ensemble la croissance de cette activité dans les transports, qui exploite le temps disponible des voyageurs – qu’ils se déplacent en train, en avion, en voiture ou par d’autres moyens.

Les bouleversements induits par cette activité sont nombreux, que ce soit pour les passagers eux-mêmes mais aussi pour les acteurs du secteur, startups, industriels historiques ou nouveaux entrants. Les questions sur la valeur même du transport par rapport à cette économie de l’attention, ou encore de la place de chacun dans cette nouvelle économie, sont prégnantes sur ce sujet.

La première partie de la séance a été l’occasion d’écouter le sociologue Dominique Boullier ainsi que le designer Jean-Louis Frechin pour une introduction passionnante sur le sujet.

 

Habiter la mobilité

Dominique Boullier (photo ci-dessous), sociologue, chercheur aux Sciences Po sur la fragmentation des médias et les conséquences sur l’attention, et auteur du livre de référence « La Sociologie du Numérique » aux éditions Armand Colin, explique le succès de la voiture individuelle – et la difficulté à s’en défaire – par la notion d’habitacle, « qui nous attire et nous y attache ».

 

 

Il fait le parallèle autour du verbe « habiter » en français qui se décline aussi bien pour le logement lorsqu’il devient un habitat, un vêtement qui devient un habit, un intérieur de véhicule qui devient un habitacle. Le couplage avec nos environnements naturels et a fortiori techniques est « un principe anthropologique puissant qui créé sécurité et confort ».

 

La notion de temps est clé. « On met du temps à faire d’un vêtement acheté neuf son habit, idem pour une nouvelle maison ». Cette notion, même si elle est difficilement programmable, peut être accélérée selon lui par le design : « ce sont de petits signaux, des petits détails, des habitudes qui se logent dans le design qui vous permettre de vous coupler à votre environnement technique. Cette qualité d’expérience est très très importante ».

 

 

Jean-Louis Frechin, designer et fondateur de l’agence NoDesign (pour « new-object design »), ne peut être que d’accord avec ce rôle donné au design. Selon lui, « donner de l’attention est au cœur du design. Capter l’attention est au cœur d’une autre histoire. C’est d’abord au cœur de l’histoire des médias ». Pour M. Frechin, en effet « la bonne valeur d’un produit est celle qu’on peut échanger entre un producteur et un utilisateur qui pratique, qui détourne et qui finalement, aime les objets qu’il utilise. »

 

« Le Design des choses » de Jean-Louis Frechin

 

M. Boullier élargit sa pensée autour de la notion « d’habiter » au numérique. Comme pour les maisons, les vêtements, ou les intérieurs de véhicules, le réseau numérique doit également prévoir l’enveloppe dans laquelle on évolue : l’habitèle – notion exposée dans son prochain ouvrage à paraître en 2020. Ainsi, d’après lui, « si on veut penser les questions de mobilité, il faut prendre en compte l’habitacle mais aussi maintenant l’habitèle ».

Il s’agit de ne pas seulement penser le réseau en termes techniques ! Aujourd’hui la plupart d’entre nous n’habitons pas le réseau numérique, on peut même se dire que c’est plutôt lui qui nous envahit, avec des notifications non contrôlées par exemple. « L’habitèle c’est un réseau qui nous convient, qui nous prend, nous transforme et sur lequel on a également une influence…. Ce sont des applications qui nous rendent service sans nous envahir, qui aident à mieux vivre, qui font du bien. »

Dans tous les domaines, que ce soit le logement, les véhicules ou le réseau numérique, on a assisté et on assiste encore à de véritables « dérives systémiques ». Les logements des années 50-60 en France avec leurs quartiers invivables, les mégalopoles comme Mexico, Lagos, Bombay ou Le Caire en sont des exemples.

Pour la voiture, « c’est particulier car il y a à la fois une dérive au tout-voiture, une forme d’aliénation anthropologique, en même temps qu’un attachement très fort – du à cet habitacle confortable ». Pour arriver à se passer de la voiture individuelle « il faut travailler à la reconstitution de cette enveloppe, cette bulle personnelle ailleurs que dans la voiture individuelle ».

Or cette expertise-là est bien celle des industriels historiques du transport – qui s’orientent vers la mobilité puis vers le numérique – et non des spécialistes de la connectivité de la donnée qui se mettent à faire de la mobilité.

Au-delà des métiers, M. Frechin y voit même une opposition entre les cultures américaine et européenne du design. « Les américains (…) nous ont dit ‘finalement le produit n’est pas important – on s’en fiche des trains ou des avions par exemple dans la mobilité ce qui est important c’est l’expérience, c’est-à-dire la somme des points de contacts et des histoires portées non plus par une entreprise mais par une marque’. C’est comme si c’était finalement une musique sans instruments, sans musiciens, dont la seule promesse est le bonheur de la musique écoutée. Mais peut-on faire de la musique sans instruments, sans musiciens, sans composition ? »

 

Dérive numérique

La dérive sur le numérique exposée par M. Boullier est claire. « On assiste à l’extension généralisée d’un système d’information pour capter votre attention mais uniquement et massivement à des fins publicitaires. A travers ça, on donne d’autres services mais le service se rémunère par la mise à disposition de publicité. On a érigé en culte la gratuité des services… contre publicité ». La dérive, c’est donc la captation de l’attention à tout prix, partout, tout le temps.

Pour M. Frechin, cette dérive se lit dans l’histoire du numérique. Le développement de l’ordinateur individuel dans les années 80 a été le lieu de beaucoup d’attention et même de « joie » – terme utilisé à l’époque – donnée aux utilisateurs pour leur permettre de manipuler ces machines avec des interfaces graphiques simples et ludiques, sans qu’ils connaissent le langage informatique. « Il y avait beaucoup d’humanisme dans la démarche » affirme-t-il.

C’est l’arrivée du web et de son corolaire, la gratuité des services, qui a fait basculer la notion d’attention. « Dans un espace d’hyper-sollicitation, où des milliards d’individus sont exposés à une infinité de services, l’enjeu est de capter cette rareté de l’attention ».

 

 

Cette question du web a même selon lui provoqué un schisme au niveau du design entre l’Europe et les USA, alors qu’il avait été inventé en Europe. « Le confort ne suffisait plus, il fallait plus loin pour bloquer les gens. Une sorte de réécriture du design avec des idées de ‘styling’ : renouveler très vite l’aspect des produits pour que le style acheté l’année d’avant soit déclassé ». M. Frechin dénonce ainsi « le design d’après-guerre américain qui a théorisé l’obsolescence programmée ». Brooke Stevens, co-fondateur de l’Industrial Designers Society of America en 1944, déclara qu’il fallait « aider les produits à mourir plus vite ».

La prestigieuse université américaine de Stanford a créé le Persuasive Technology Lab qui étudie la captologie, « l’art d’attraper les poissons avec un peu d’appât en prétendant que cette capacité à figer les gens dans un espace qu’on définit est formidable parce qu’on va pouvoir leur apprendre à mieux se soigner, à mieux apprendre, etc. ». Ce sont des théories du conditionnement – le nudge n’est pas très éloigné. « On passe de la relation d’un produit qui rend un service à un produit qui est là pour asservir », déplore M. Frechin.

Selon M. Boullier, « c’est d’autant plus problématique (…) lorsqu’on sait que le réseau fuit de partout en termes de sécurité. On met les personnes qui voudraient habiter ce réseau dans une position de se laisser envahir d’un côté et récupérer des données de l’autre sans aucune sécurité. Il va falloir être capable de garantir cette sécurité, que vous n’acceptiez pas chez vous ! ». Il y aurait ainsi une forme de découplage numérique : « on n’habite pas les plateformes, on loge chez elles et on finit par être pris dedans ».

 

 

Autre problème : « on a dépolitisé aussi les architectures numériques car on ne sait pas qui décide : au nom de qui ? de quoi ? ». M. Boullier rappelle tout de même que ce n’est pas le seul modèle possible. Le lien social de proximité est aussi une manière de capter des données, tel l’élu local qui passe sur les marchés, ou les échanges au café du coin. Le partage en est un autre avec un aspect collaboratif très fort – type wikicity ou openstreetmap. Il serait bon selon lui de laisser vivre aussi ces autres modèles de connectivité et de les intégrer dans les politiques urbaines.

 

De l’attention donnée plutôt que captée – un modèle à l’européenne ?

M. Frechin milite pour l’affirmation de notre spécifié européenne : « quand on fait une régate, si on est tous alignés les uns derrière les autres, on n’a aucune chance de gagner si on est derrière ! » En somme, utiliser les outils de ceux qui les ont créés ne nous mènera nulle part en termes d’innovation.

La notion de confiance créée entre l’utilisateur et l’entreprise serait ainsi fondamentale. Il prend l’exemple du voyage aérien : « quand on prend Ryanair on s’attend à un certain type de service différent de celui auquel on s’attend sur Air France. » Pour M. Frechin, la clé de l’attention est donc de chercher à « avoir une relation qui soit vraiment profonde entre l’entreprise, la marque et les gens qui l’utilisent ».

La création du train corail ou du cockpit de l’A320 sont des cas d’école d’une grande attention donnée aux utilisateurs plutôt que capter – les voyageurs d’un côté avec une véritable démarche d’observation et d’écoute des premiers usagers et les pilotes de l’autre avec une conscience aiguë de l’ergonomie et des comportements induits par les nouvelles interfaces.

A contrario, il semble à M. Frechin que les constructeurs automobiles soient allés à contre-courant de l’attention donnée pour s’engouffrer dans une déshumanisation du véhicule. « Depuis 30 ans, l’automobile a travaillé pour sortir l’automobiliste de l’objet qu’il pouvait aimer, pour en faire un objet de commodité d’usage plutôt que de possession et de mobilité. Il était interdit de modifier son véhicule, de le réparer, d’ouvrir le capot sous peine de perdre la garantie. Et après les constructeurs automobiles s’étonnent que les gens n’aiment plus l’automobile ! Les gens aiment des objets labourables modifiables, bricolables – on en revient bien à la notion « d’habiter » de Dominique Boullier ».

Le véhicule autonome – sans conducteur – ne serait donc que l’aboutissement logique de ce processus« Et pour compenser cela, on va prendre des techniques d’Instagram pour le fixer plus dans la voiture parce que quand il est en conduite autonome, il faut qu’on le réveille quand même de temps en temps ? (…) Les constructeurs automobiles se trompent ».

 

 

Penser l’enveloppe

Pour penser « l’enveloppe des corps comme celle des esprits », pour créer une relation durable, M. Boullier expose trois notions clés… à l’encontre de « l’empilement de services et d’applications ».

Tout d’abord le lestage, l’ancrage, cette possibilité qui nous est donnée d’emporter avec nous nos repères, nos sources, d’emmener d’un peu d’où l’on vient.

Ensuite la notion de filtrage. Il s’agit de créer une enveloppe qui filtre, qui donne à voir sur l’extérieur mais n’est pas ouverte à tous les vents, « dans la nasse invivable des réseaux ». Ce n’est pas une bulle étanche non plus.

Puis la notion de couplage, « d’ambiance qui fait que cela se tisse bien », qu’on se sent bien à l’intérieur – le feng shui en est un exemple. « C’est l’interaction entre l’enveloppe et ses propres émotions, ses traditions. »

Pour M. Boullier, ce travail n’est pas l’expertise d’un seul mais de plusieurs métiers. Il faut « travailler les articulations, travailler les ruptures de charge entre opérateurs, physique ou informationnelle. Tisser cela ensemble pour faire que « habiter » soit une forme de continuité ».

Dans le domaine de la mobilité, travailler l’habitacle et l’habitèle, c’est travailler l’attention + l’enveloppe« c’est un travail d’innovation considérable ! » conclut-il.

 

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Photo de couverture : Sabi par Jean-Claude Mizzi