Jean-Pierre Farandou : mobilité – mai 2018
Jean-Pierre Farandou : mobilité – mai 2018
Le 20 avril 2018, lors de la séance de Futura-Mobility sur « la transformation des business models des industriels de la mobilité », Jean-Pierre Farandou, président de Keolis, a donné sa vision de la rupture de business model : pour Keolis et pour la mobilité en général.
Il démarre par une définition de ce qu’est un business model : « C’est un système économique durable qui relie les différents acteurs ou partenaires et par lequel les coûts de production des biens ou des services doivent, a un moment donné, être payés par des revenus, par des clients. Sinon, ça ne tient pas ».
« Un business c’est la rencontre d’un produit, d’un service et d’un marché », poursuit-il. « Un marché c’est des clients, mais aussi les concurrents car on n’est pas tout seul dans l’économie moderne. Il y a aussi les concurrents qui arrivent et que vous n’avez pas vu venir, et en plus ils sont au bout du monde potentiellement. Par exemple, la Chine avec son projet Marco Polo ».
Deux modèles cohabitent : « le modèle historique, comme celui de Keolis », la richesse produite de manière opérationnelle doit générer l’argent qui compensera la dette, le coût de la dette, etc. ; et le modèle des start-up ou entreprise de la « nouvelle économie ».
« Uber, par exemple, est une énigme économique. Elle perd 3 millions et demi de dollars par an mais vaut 50 milliards de dollars en bourse. Chercher l’erreur ! En ancienne économie ça n’existe pas ; mais dans la nouvelle économie, oui. C’est une espèce de spéculation en fait ; il y a des gens qui croient qu’un jour qu’Uber va basculer dans l’ancienne économie ».
Les révolutions de la mobilité dans le passé, et aujourd’hui
Six paramètres entrent dans la grille de lecture proposée par Jean-Pierre Farandou. « Les différentes révolutions de la mobilité apportent une solution technique pour déplacer les gens et/ou les marchandises. Il y a toujours le sujet de l’énergie, aussi souvent une capacité industrielle derrière – au sens massif du terme –, il y a une ambition politique (le bien commun), puis il y a les effets que la révolution produit, et enfin le driver géopolitique derrière tout cela – à un moment donné, dans l’histoire certains pays sont plus influents que d’autres ».
- 1ère révolution : le train – le charbon – l’acier
Quand on regarde la carte de France du réseau ferroviaire au XIXème siècle, « c’est incroyable : en 30 ans le moindre village a son train ».
L’énergie c’est le charbon, « la vapeur est très efficace ! ». L’industriel c’est l’acier. L’ambition de la 3ème république était de mettre le rail partout, ce qui représentait un véritable saut de modernité en termes d’échange de voyageurs et de marchandises : « ça bouge énormément l’économie du pays ». Et à cette époque, la zone dominante dans le monde est l’Europe.
- 2ème révolution : la voiture particulière – le pétrole – la production de masse
En quelques années pendant les 30 glorieuses en France, on se dote d’un réseau routier de premier plan. « Et contrairement au ferroviaire, la vision routière devient européenne ». La voiture individuelle est symbole de liberté individuelle. Elle est permise par une capacité de production de masse et par l’accès à un pétrole abondant. C’est l’époque de guerre froide : USA et URSS en deux blocs opposés.
- 3ème révolution : mass transit – la voiture – l’électricité
C’est la révolution qu’on vit aujourd’hui. Deux modes de transport dominent : « le mass transit (métro, RER), héritage du train à vapeur, et la voiture ». Mais la voiture dans une mobilité collective, car elle est partagée, électrique (acceptable pour le bien commun) et sera autonome un jour, donc moins coûteuse. Les modes doux (vélo, marche à pied) qui complètent ces modes dominants.
L’industrie sous-jacente est l’industrie du digital : l’informatique légère et agile, les algorithmes et la puissance de calcul, l’intelligence artificielle.
« L’ambition est portée plutôt par les métropoles, ce ne sont plus les États qui jouent ce rôle », affirme Jean-Pierre Farandou. « On voit aussi l’émergence des entreprises plus puissantes que les États (les GAFA et les BAT chinois) ».
Il semble que les sphères publiques et privées se mélangent (le consommateur est au centre, mais il est aussi le produit). L’échelle de jeu est le monde entier.
Les zones influentes ont changé : il y a toujours les USA mais avec l’Asie et les BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine). « L’Europe aussi est présente mais elle n’est pas très en forme ».
Quelle vision pour 2050 ?
L’exercice est évidement difficile ! M. Farandou prédit que le mode apporté par la prochaine révolution sera une forme d’inversion entre le terrestre et l’aérien. « L’espace aérien sera occupé par la mobilité collective et de proximité » (dans les villes).
Le mode terrestre et notamment sous-terrain, avec des innovations comme Hyperloop, pourrait reprendre de l’importance sur la longue distance, avec des vitesses proches de l’avion. « Hyperloop peut modifier la mobilité mondiale, comme le TGV a en son temps changé la mobilité en France », affirme M. Farandou.
Le dernier mode sera peut-être l’homme augmenté pour la mobilité de proximité – qui pourrait marcher à 20 km de l’heure ? « Nos images aussi se déplaceront et plus nos corps » : la mobilité par le numérique.
L’énergie : on va vers la fin du pétrole en 2050. Il y a deux grandes thèses : que l’énergie devienne très rare et très chère ; que l’énergie devienne quasi gratuite, abondante et non polluante – cf. le recueil de nouvelles prospectives de Capsules Intemporelles, co-écrites avec Futura-Mobility. « Je ne sais pas laquelle dominera mais l’une est plus favorable au businee model de Keolis ! ».
Les effets induits par cette future révolution d’un point de vue sociétal tourneront certainement autour de la robotisation de la vie quotidienne, avec des effets sur l’emploi (le salariat) et sur notre durée de vie avec l’homme augmenté.
Dans un autre registre, l’occupation des territoires va être une question importante avec plus de 80% d’urbains : « Est-ce qu’on continue la métropolisation à outrance avec le désert / la jungle autour ? Ou est-ce que quand même on aura trouvé une manière intelligente de vivre sur ces vastes territoires ? ». L’échelle de jeu pourrait être l’espace et non plus seulement le monde. « On va peut-être finir par le faire », imagine M. Farandou.
La question des zones dominantes est plutôt anxiogène : un modèle de société européen va-t-il émerger entre le choix ultra-libéral et individuel des USA (réticence de dépenser de l’argent public sur les biens communs), et la « démocrature » chinoise de l’autre côté, le seul État au monde qui décrit où il veut être en 2050, avec sa sphère d’influence ?
Les très grandes entreprises dominent également « On a les GAFA d’un côté et les chinoises de l’autre ». « On a vraiment intérêt à faire l’Europe et vite ! Les deux baleines sont là (USA et Chine) ; est-ce qu’on [Europe] sera la crevette au milieu ? ».
Dans ce cas de figure, Keolis disparaîtrait au profit d’une entreprise américaine ou chinoise. « Pour vivre (Keolis), j’ai besoin d’une Europe forte. Cela renvoie aux questions de bien commun et à nos choix de société ».
Enseignements pour Keolis
On assiste à un basculement du produit vers les services. Les constructeurs de voitures, par exemple, se rendent compte que pour survivre, ils doivent monter dans la chaîne de valeur en offrant des services et du sur-mesure (pas encore très efficace !). « Ils investissent dans des sociétés de VTC [voiture de transport avec chauffeur] ».
La révolution d’après, c’est la prédiction des besoins des clients, grâce à l’intelligence artificielle. « On va arriver à un stade où l’entreprise connaît les besoins du client mieux que lui-même ! ».
« Pour sa part, Keolis n’a pas l’intention de lâcher son métier de base ». Déjà leader mondial pour le métro automatique et tramway, position très avantageuse dans la relation aux métropoles, le groupe Keolis saute dans la 3ème révolution pour rester dans la course en se lançant dans le mouvement des robotaxis, qui permet des économies de coûts, et deviennent compétitifs par rapport au transport collectif, alors qu’il n’est pas conventionné. Pour ce faire, deux opérations ont été menées :
– le véhicule autonome : « avec Valeo [un membre fondateur de Futura-Mobility] on est les deux actionnaires industriels de l’entreprise française Navya qui construit des navettes autonomes ». L’intention stratégique de Keolis est de devenir opérateur de flotte de navettes autonomes ;
– le VTC partagé. Keolis a une filiale VTC, LeCab, qui opère à Paris, couplé avec un partenariat avec la start-up américaine Via, qui est capable d’optimiser les trajets partagés en temps réel.
La question que Keolis se pose est : « Faut-il lancer Keolis dans l’aérien ou dans l’hydrogène d’ici quelques années ? Parce que si j’attends trop, je ne suis pas assez puissant pour rentrer dans la course. Quelles sont les technologies que Keolis doit maîtriser demain ? ».
« Ceux qui oseront prendre des paris pris gagneront demain, ceux qui se laissent flotter vont disparaître. L’engagement est militant, il faut que les citoyens aient accès à des solutions de mobilité propre. Je crois aussi à la force de l’écosystème. Et aussi la nécessité d’une Europe forte ! » conclut Jean-Pierre Farandou.